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signification, fit un second paralogisme et donna au mot cadran une nouvelle acception, pleine et entière. Aujourd’hui, le mot n’éveille plus que ridée du cadran d’une horloge, d’une pendule, si bien que pour lui faire exprimer celle du gnomon, on est obligé d’y ajouter l’épithète solaire, preuve évidente de la déviation qu’a subie la signification première du mot.

Maintenant, rien n’empêche que le mot n’ait une histoire ultérieure, qu’un nouveau déterminant (si l’on veut, l’émail blanc de la surface), commun au cadran de l’horloge et à un autre objet quelconque, fasse appliquer à ce dernier l’appellation du premier. L’usage avec ses hasards en décidera.

La marche que nous venons d’étudier peut être représentée par une formule mathématique[1]. Soit m, n, o, p, etc., une série d’objets ; soit a une qualité quelconque propre à m ; b une qualité quelconque commune à la fois à m et à n ; c une qualité quelconque commune à n et o ; d’une qualité quelconque commune à o et à p, etc. ; soit enfin A un mot exprimant la qualité a. A servira à dénommer m, d’abord comme adjectif, tant qu’il rappellera la qualité a, puis comme substantif, quand, à la suite d’un paralogisme, il désignera m dans l’ensemble de ses qualités. Puis, à l’aide des déterminants b, c, d, etc., grâce à une double série de métaphores et de paralogismes, A deviendra le nom de n, de o, de p, etc.

Cette loi trouve son application dans un grand nombre de mots de notre langue, des autres langues romanes, et en général des idiomes indo-européens[2]. Le lecteur pourra en faire l’application sur plus d’un exemple.

Revenons aux mots que nous avions considérés au début de cette note. Le passage d’une signification à l’autre se fait partout de la même manière. D’où vient la contradiction entre le point de départ et le point d’arrivée ? C’est que les déterminants a, b, c, d, etc., pouvant être quelconques, il n’est pas plus extraordinaire qu’ils soient contradictoires entre eux qu’indifférents.

Arsène Darmesteter.
  1. Cf. A. Darmesteter, l. c, p. 249.
  2. Il semble que, dans les langues sémitiques, il n’en soit pas tout à fait de même. Les mots gardent plus volontiers leur signification métaphorique, et ne passent pas facilement par le paralogisme qui en fait une signification nouvelle. Cf. Renan, Histoire des langues sémitiques, 3e édition, p. 23.