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analyses. — l. carrau. La morale utilitaire

vons le suivre, il passe en revue tous les arguments de la doctrine utilitaire, et il aboutit à cette conclusion que c’est une vaine et chimérique tentative que de faire du plus grand bonheur le principe suprême de la volonté humaine. La méthode expérimentale n’aboutit en morale qu’à un principe complexe, variable, indéterminable.

Nous avons hâte d’arriver à la partie vraiment dogmatique de cet ouvrage. En quoi consiste la morale rationnelle ? Quelle est sa méthode et son principe ? Cette méthode, d’après l’auteur, n’est expérimentale qu’au début ; elle est dans son essence rationnelle et transcendante. Expérimentale, car c’est à l’occasion des actes humains, tels que l’expérience nous les fait connaître, que nous concevons d’autres actes, purs, réguliers, irréprochables, sur lesquels nous jugeons les premiers. Cette conception elle-même ne peut être formée par l’expérience : suffirait-il en effet de choisir les meilleures actions dans la conduite de nos semblables ? Mais ce serait reculer la question sans la résoudre. « Comment saurons-nous quelles sont les bonnes et les mauvaises actions, si nous n’avons un modèle auquel nous puissions comparer la conduite des hommes ? Et ceux qui auront accompli des actes louables, comment y auront-ils été conduits, s’ils n’ont pas une conception intérieure qui les éclaire[1] ? »

Mais quel est cet idéal auquel nous comparons les autres et nous comparons nous-mêmes pour juger de leur valeur morale et de la nôtre ? C’est la perfection. Entre tous les êtres, la raison nous permet d’établir une hiérarchie, comme entre les objets auxquels notre intelligence peut s’appliquer. Nous les jugeons tous plus ou moins parfaits. Nos jugements moraux sont absolument identiques à ces jugements de perfection que nous portons sur les êtres et les choses. « Ainsi l’idéal de la vertu n’est en chaque homme que la manifestation plus ou moins complète de l’idée de perfection. C’est là le fondement rationnel de la morale ; c’est là en même temps le but suprême vers lequel doit tendre la volonté[2]. »

La formule de la morale rationnelle est donc celle-ci : « Agis en sorte que tu deviennes, par les libres efforts de ta volonté, de plus en plus parfait[3] » M. Carrau fait remarquer l’analogie de cette formule avec celle des grands moralistes de l’antiquité, de Platon et des stoïciens. Par opposition à celle de la doctrine utilitaire, elle est claire, simple et obligatoire. « L’obligation de tendre à la perfection, pour un être qui se sent capable de devenir meilleur, est tellement évidente, qu’on l’obscurcit en l’expliquant[4]. »

Peut-être, cependant, n’eût-il pas été inutile de l’expliquer. Par un excès de modestie peu ordinaire, et sous le prétexte que cette démonstration avait été faite avec une vigueur et une clarté décisives, M. Carrau

  1. P. 386.
  2. P. 402.
  3. P. 447.
  4. P. 449.