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analyses. — l. carrau. La morale utilitaire

De ces passages ne semble-t-il pas résulter que la perfection doit être recherchée, et qu’elle ne doit pas l’être ? Nous laissons de côté ce qui se rapporte aux attributs métaphysiques : il ne peut être question ici que de la perfection morale. Si nous pouvons jamais atteindre à cette perfection, c’est toute la question, et nous prétendons que l’idée seule d’obligation implique la possibilité d’y parvenir en effet. Comme le dit M. Renouvier, dans un des ouvrages les plus importants de notre temps, et encore trop peu connu[1], « la morale et les mathématiques ont cela de commun que, pour exister à titre de sciences, elles doivent se fonder sur de purs concepts. » Eh bien, le concept de la justice, de la bonté parfaites, en d’autres termes de la liberté et de la raison absolues, conçues comme pouvant et devant être réalisées, est le seul qui puisse rendre compte de l’obligation ! Encore une fois, si l’homme ne peut arriver qu’à être « plus libre, meilleur, plus juste, » il n’arrive pas à la perfection, et après avoir posé en principe que l’idée d’obligation est seule obligatoire, M. Carrau substitue à cette idée celle de biens purement relatifs qui ne sont plus la perfection.

Nous lui reprocherons donc d’avoir opposé à la doctrine utilitaire une doctrine un peu hésitante, et de n’avoir pas assez établi le caractère véritablement rationnel de la loi morale. Par une singulière coïncidence, le système qu’il propose, son explication de l’obligation, ressemble plus qu’il ne faudrait à une forme toute récente de l’empirisme : « D’après M. Clifford, lisons-nous dans la Revue philosophique, quelques remarques de Darwin (Descendance de l’homme, part. I, ch. 3) donnent une méthode pour traiter les problèmes moraux. Il ne peut y avoir une « science » de la morale qu’en prenant le mot science dans un sens très-vague. Cette science repose sur ces trois propositions : 1° les maximes de la morale sont hypothétiques ; 2° dérivées de l’expérience ; 3° elles supposent l’uniformité de la nature. La doctrine de l’auteur est celle des « conditions d’existence ». « Parmi les tribus humaines, celles-là seules ont survécu qui approuvaient toutes les actions propres à améliorer le caractère social des individus. » Le but final de la morale « n’est pas le plus grand bonheur possible du plus grand nombre ; mais une tendance de chaque individu vers le mieux, » « Chacun doit s’efforcer d’être meilleur citoyen, meilleur ouvrier, meilleur fils, etc.[2]. »

Il serait injuste sans doute, et nous n’y songeons pas, d’attacher plus d’importance qu’il ne faut à ces rapprochements. Cependant il n’y a pas d’autre moyen d’assurer la valeur rationnelle de la morale que de proclamer hautement qu’elle est, qu’elle doit être une science, non pas une science expérimentale, mais bien une science à priori, comme les mathématiques. Nous croyons donc que M. Carrau fait encore la part trop grande à l’expérience. De la considération seule de l’idée d’obliga-

  1. Science de la morale, préface.
  2. Revue philosophique, février, p. 219.