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Les écrits de La Mettrie, voilà l’origine des déclamations qui retentissent encore parmi nous sur la corruption de ses mœurs et la perversité de sa nature. La morale de ce philosophe, dont il existe tant de caricatures, renferme déjà dans le Discours sur le bonheur tous les principes essentiels de celle qui parait ordonnée en système chez Holbach et chez Volney. L’absolu y fait naturellement place au relatif, ainsi que chez Hobbes et chez Locke. Ce qui appartient en propre à La Mettrie, c’est une théorie du plaisir, son art de jouir, devenu chez ses successeurs la doctrine de l’utile et de l’égoïsme bien entendu, et l’influence considérable qu’il attribue à l’éducation sur la morale, en particulier touchant la notion du remords. Ce sont là des opinions personnelles qui peuvent s’expliquer par le tempérament de l’homme et par les illusions généreuses que le philosophe partageait avec ses compatriotes. Sa théorie du remords, au contraire, me parait profonde : « Les méchants peuvent être heureux, a écrit La Mettrie dans l’Anti-Sénèque, s’ils peuvent être méchants sans remords. J’ose dire plus : celui qui n’aura point de remords vivra dans une telle familiarité avec le crime, que les vices seront pour lui des vertus… Tel est le merveilleux empire d’une tranquillité que rien ne peut troubler. toi qu’on appelle communément malheureux, et qui les en effet vis-à-vis de la société, devant toi-même tu peux donc être tranquille. Tu n’as qu’à étouffer les remords par la réflexion (si elle en a la force) ou par des habitudes contraires plus puissantes. Si tu n’avais été élevé dans les idées qui en sont la base, tu n’aurais point eu ces ennemis à combattre. Ce n’est pas tout, il faut que tu méprises la vie autant que l’estime et la haine publiques. Alors en effet, je le soutiens, parricide, incestueux, voleur, scélérat, infâme et juste objet de l’exécration des honnêtes gens, tu seras heureux cependant. »

La Mettrie a voulu prouver dans cette thèse philosophique, comme il l’a dit lui-même, que « les remords sont des préjugés de l’éducation et que l’homme est une machine qu’un fanatisme absolu gouverne impérieusement. » Il est bien évident qu’il ne s’inquiète pas et qu’il n’a pas à s’inquiéter des conséquences pratiques de pareilles doctrines. Il lui suffit qu’elles soient vraies ou vraisemblables[1] : « Toutes ces questions peuvent être mises dans la classe du point mathéma-

  1. À ce propos, je me permettrai de reprocher à M. Nérée Quépat, dont l’élégant Essai est, d’ailleurs, si instructif, et a été loué en termes si flatteurs par Du Bois-Reymond, je me permettrai de lui reprocher de parler ici de flétrissure et de réprobation des honnêtes gens. Qu’ont de commun les savants et les philosophes avec les « honnêtes gens ? » Que chacun en ce monde cultive son jardin ; cela suffit. « Un livre de physique doit être lu avec l’esprit d’un physicien, » a dit Frédéric dans l’Éloge de La Mettrie.