Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, II.djvu/642

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
632
revue philosophique

tendu la main à l’homme le plus mal famé de son siècle, il l’a défendu en ami devant la postérité. La verve intarissable, l’imagination charmante et désordonnée, l’enthousiasme et l’éloquence à la Broussais de ce philosophe trop sincère, avait de suite conquis Frédéric. Il lui permettait tout, comme à un favori. Devant le roi, La Mettrie se jetait et se couchait sur les canapés, et, lorsqu’il faisait chaud, il ôtait sans façon son col, déboutonnait sa veste et jetait sa perruque sur le parquet.

Si pour être poète il faut naître sous certains astres, il a souvent suffi d’un accès de fièvre chaude pour devenir philosophe ; c’est du moins le cas de La Mettrie. Au siège de Fribourg, où il était en qualité de médecin militaire, il eut une affection de ce genre qui lui permit d’observer sur lui-même l’influence du cours du sang sur la pensée. Il en arriva à se persuader que la matière suffit à tout et que la pensée n’est qu’une suite de l’organisation de notre machine. Il travailla durant sa guérison à expliquer, au moyen de l’anatomie, les fonctions de l’entendement, et publia ses recherches sous le titre d’Histoire naturelle de l’âme (1745)[1]. C’est l’œuvre capitale de La Mettrie. Il y prend tout d’abord, vis-à-vis de la philosophie et de la science, l’attitude qu’il a conservée jusqu’à la fin. Il est sceptique, hostile même à l’endroit de celle-là, mais il connaît les limites de celle-ci et ne tombe pas à cet égard dans le réalisme naïf de la plupart de ses confrères. « Ce n’est, dit-il, ni Aristote, ni Platon, ni Descartes, ni Malebranche qui vous apprendront ce que c’est que votre âme. En vain vous vous tourmentez pour connaître sa nature ; n’en déplaise à votre vanité et à votre indocilité, il faut que vous vous soumettiez à l’ignorance et à la foi : l’essence de l’âme de l’homme et des animaux est et sera toujours aussi inconnue que l’essence de la matière et des corps. Je dis plus, l’âme dégagée du corps par abstraction ressemble à la matière considérée sans aucunes formes : on ne peut la concevoir. » Les seuls guides, ou du moins les plus sûrs que doit suivre celui qui veut connaître les propriétés de l’âme, ce sont les sens. « Voilà mes philosophes », dit La Mettrie. Si nous trouvons dans le corps un principe moteur qui fait battre le cœur, sentir les nerfs et penser le cerveau, c’est à ce principe que nous donnerons le nom d’âme. Jusqu’ici le point de vue de La Mettrie est empirique ; il n’est pas matérialiste.

Touchant la matière, il ne croit pas que l’étendue en soit la seule propriété essentielle ; il y faut joindre, selon lui, deux autres attributs, le mouvement et la faculté de sentir. Ce qui lui importe,

  1. Œuvres philosophiques de La Mettrie (Berlin, 1796), I, 65 et suiv.