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l’école officielle ! À part quelques originaux, dont les malédictions ne sauraient arrêter la marche de la science, on reconnaît de toutes parts que l’ancienne position n’était pas tenable, et que la doctrine des créations successives, malgré l’autorité de Cuvier et d’Agassiz, a été remplacée définitivement par la théorie darwinienne de la « descendance ».

Mais la cause de la « sélection naturelle » est loin d’être aussi complètement gagnée. Pourtant les Darwiniens décidés, ceux qui avaient pressenti et devancé en quelque sorte la théorie de la descendance, ne sauraient voir dans cette doctrine une nouveauté aussi considérable, que ceux qui, à la veille même de l’apparition du livre de Darwin, en étaient encore à se demander « si les baleines n’ont pas été tirées du néant, et si chaque espèce, qu’il plaît aux ornithologues et aux entomologistes de fabriquer, n’a pas été créée dès l’origine du monde et emportée dans l’arche de Noé. » On comprend que les Darwiniens avant la lettre s’intéressent surtout aux conceptions nouvelles par lesquelles le glorieux chef de la doctrine cherche à en étendre et à en confirmer les conquêtes ; et la théorie de la sélection naturelle a plus de prix, à leurs yeux, que celle de la descendance, parce qu’elle ouvre une voie nouvelle, et promet d’expliquer le développement de la nature organique autrement que par l’action obscure, incertaine, des lois morphologiques (Bildungsgesetze).

Les lois organiques et morphologiques, en effet, sont loin d’avoir la rigueur des lois physiques ou mécaniques. « Ces prétendues lois ne sont que des règles empiriques, tirées par abstraction d’un plus ou moins grand nombre de cas. Comme les règles grammaticales, elles servent, à la faveur uniquement d’un cercle vicieux, à justifier, à faire entendre d’autres faits, qui se prêtent au même concept qu’elles. » Si nous découvrons, en brisant un fragment informe d’os fossile, des contours analogues à ceux du limaçon de l’ouïe, nous n’hésitons pas à croire que l’animal, au crâne duquel ce fragment appartenait, était un mammifère. Mais ce n’est là qu’une probabilité. Nous sommes aussi certains, sans doute, que nous ne rencontrerons jamais dans la nature de centaures, de griffons, d’anges ou de diables, que nous sommes assurés de l’application des lois de Kepler aux planètes même encore inconnues, c Mais qui soutiendrait en toute confiance qu’on ne découvrira jamais un vertébré chez qui, par l’effet d’un renversement du système central des nerfs, les racines antérieures et les racines postérieures des nerfs rachidiens auraient interverti leurs fonctions ? L’anatomie comparée aurait-elle jamais cru à priori à l’existence d’une forme comme celle de la pleuronecta ? Combien de découvertes récentes sont venues nous démontrer le caractère hypothétique des lois morphologiques ! » La position renversée de l’embryon chez quelques nègres, le cours du développement organique chez le chevreuil, le développement des échinodermes, l’entokoncha mirabilis, la parthénogenèse, l’hectokotylie, ce sont là autant de découvertes bien propres à nous mettre en garde contre les généralisations hâtives. » Le cas des mar-