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en la réduisant à la préoccupation un peu mesquine de la seule utilité ; qu’enfin il n’exerce aucune influence sur le développement des vertus positives, sur l’éducation désintéressée de la moralité, dans ce qu’elle a de plus noble et de plus élevé.

Quoi qu’il en soit de ces lacunes, il faut savoir gré à M. Spencer d’avoir montré que, pour l’éducation morale comme pour l’éducation intellectuelle, la méthode la plus naturelle est aussi la meilleure. Le retour à la nature, qui était la caractéristique des efforts théoriques de Rousseau, des essais pratiques de Pestalozzi, est aussi le trait dominant de la pédagogie de M. Spencer. Si on y prend garde, cette tentative marquée de rapprochement vers la nature implique autre chose que la condamnation superficielle des méthodes introduites par l’art et les conventions humaines ; elle suppose une croyance fondamentale, la croyance à la finalité bienfaisante des instincts. Avoir confiance dans l’ordre naturel des choses, s’en remettre aux forces spontanées des êtres créés, parce qu’on entrevoit derrière elles ou en elles une providence supérieure ou une prévoyance intime, c’est une croyance généralement utile et féconde pour conduire les affaires humaines, mais particulièrement nécessaire pour diriger l’éducation de l’homme. Ce n’est pas sans quelque surprise que nous la retrouvons au fond de la pédagogie de M. Spencer : comme si, par une contradiction qui n’est pas nouvelle, le philosophe qui exclut les causes finales de sa conception spéculative de l’univers, avait été pratiquement contraint de s’incliner devant elles, et de proclamer, tout au moins en matière d’éducation, l’efficacité salutaire de la théorie qui les admet. C’est ainsi qu’à propos de l’éducation physique M. Spencer fait remarquer que les sensations sont des guides naturels, qu’il est dangereux de ne pas suivre. « Pour parler téléologiquement, ajoute-t-il, la Nature a prévu les moyens de garantir la santé[1]. » Parlant ailleurs des instincts qui poussent l’enfant à se mouvoir, à chercher dans l’exercice le principe du bien-être physique, il déclare que combattre ces instincts ce serait aller en travers des moyens « divinement combinés » (divinely appointed) pour assurer le développement du corps[2]. N’est-ce pas reconnaître que l’éducation ne consiste pas seulement à employer les ressources de l’art humain, qu’elle repose en grande partie sur l’action instinctive des forces naturelles, tendant à leur but par elles-mêmes, par des aspirations qui témoignent d’une réelle prévoyance. Le rôle de l’éducateur se réduit parfois à une intervention fort modeste : il suffit qu’il aide à se manifester des forces toutes prêtes à éclater,

  1. P. 15.
  2. P. 72.