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vers les siècles, la prodigieuse fortune du livre sacré, soit à l’origine du christianisme, soit au moyen-âge, soit pendant la Réforme, soit enfin de nos jours. Nul plus qu’Arnold peut-être n’a pris en lui conscience de toutes les interprétations, de toutes les vicissitudes par lesquelles a passé le testament d’Israël ; nul n’a mieux, selon l’expression de Lessing, aperçu dans le grand monument de la race juive « l’éducation du genre humain » tout entier. Et cela, il faut encore le redire, pour avoir substitué à la dévotion étroite du pharisien l’intelligence large et profonde de l’humaniste. Au temps de Saint Paul, ce sont les Gentils qui ont brisé les barrières juives, et qui ont permis à l’esprit du Christ de se répandre sur le monde. Aujourd’hui encore, Arnold paraît avoir pensé que, pour sauver la Bible, et lui assurer dans l’avenir une égale destinée, il faut comme une seconde vocation des Gentils. C’est d’Athènes encore, c’est de l’Hellénisme que doit partir le nouvel apostolat. C’est l’esprit grec, cet esprit tout humain d’élégance et de mesure, qui peut prêter à la Bible son secours, lui rendant l’empire sur les raisons et les cœurs, non plus par la foi seule mais par l’art. Ce que la Renaissance fut inhabile à atteindre, l’union de l’humanisme grec et de la foi évangélique, cet idéal rêvé par Érasme, Arnold voudrait voir les temps nouveaux le tenter et y réussir. En classique qu’il est, il désirerait qu’un classique fût tout ensemble, et par les mêmes motifs, l’élève de Platon et le disciple de Christ ! Ainsi, à son gré, l’humanité tout entière se réconcilierait avec elle-même.

La seule religion qu’Arnold trouve et dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament, c’est la morale ; par ce trait, il est bien protestant. À ses yeux, la race juive a reçu le dépôt de la justice, de même que la race grecque a reçu le dépôt de la beauté. Il ne songe pas à se demander si les croyances morales d’Israël ont été précédées par une autre foi. Il n’a pas l’air de soupçonner, à moins qu’il ne les dédaigne, les travaux d’exégèse et d’histoire qui tendent à établir que les Juifs, eux aussi, comme leurs frères Sémites, comme les Aryens, comme toutes les peuplades de l’ancienne Asie, ont connu tout d’abord les cultes polythéistes. Il ne voit en Judée que la morale[1]. Et par une sorte de fascination et de prestige qu’exerce l’étude, de ce qu’il a surtout, et presque uniquement, considéré la foi religieuse en Israël, il conclut que toute religion est morale. Morale et religion ne sont distinctes, pour lui, que par une nuance de sentiment : « la religion, écrit-il, est la morale inspirée, embrasée, illuminée par l’émotion. » C’est la tradition de Luther et de Kant. Quant à l’histoire religieuse elle ne parait être, selon lui, que l’histoire de la morale elle-même. Et voici, d’après ses idées, comment il faut se représenter la gradation des croyances de l’humanité ; ce sera, en même temps, indiquer les lignes générales de « Literature and Dogma ». Israël a l’intuition de la justice : intuition si profonde et si émue que, dès l’origine, elle peut être

  1. Voir, sur cette question, le premier chapitre du livre de Jules Soury, « Les arts, les religions, la civilisation de l’Asie antérieure. »