Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, III.djvu/460

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
450
revue philosophique

des idées cartésiennes. Au fond, il s’abstenait de conclure : et la preuve en est dans l’incertitude finale qui permit aux théories les plus diverses de se réclamer également de lui. Voltaire a trouvé le moyen de s’abstenir plus encore que Newton. Car, en même temps qu’il repousse et la pensée de Descartes, et la pensée de Leibniz, il regarde, de plus, comme téméraires, certaines conjectures avancées par son maître, au-delà des faits, au-delà de l’expérience. Descartes, pour démontrer la constance du mouvement, avait, comme il lui arrive mainte fois, invoqué l’argument des perfections divines ; il s’était demandé si un Dieu immuable n’avait pas dû mettre sa gloire à créer un univers où, à son exemple, l’ouvrier unique, le mouvement serait lui-même soustrait au changement, à la mobilité. Et Voltaire répond[1] qu’il est tout aussi conforme à la puissance de Dieu d’agir en providence attentive, qui, loin d’abandonner les êtres aux mille rencontres du hasard mécanique, leur assigne et leur conserve à chacun son aspect, sa qualité, sa figure. Leibniz se refusait à voir dans le mouvement, si instable par nature, l’agent de la permanence et de l’identité, il lui préférait la Force qui, disait-il, reste impérissable, reste elle-même, à travers la variété apparente du monde. Et Voltaire répond[2] que la force périt, quand elle se heurte aux corps, non élastiques, incapables de la propager, qu’elle naît, au contraire, seule, et comme par une création particulière, dans les êtres organisés. Newton, enfin, lorsqu’il essayait d’entrer dans le détail de sa propre théorie, lorsque surtout il tentait de s’en représenter le jeu, Newton en venait à concevoir l’attraction, non comme je ne sais quelle fascination à distance, mais plutôt comme une sorte de contact mécanique, presque moléculaire ; pour plus de clarté, et obsédé peut-être par cette tyrannie de l’imagination, qui n’épargne personne, il reprenait à son compte l’antique fiction des atomes, tout ne reposait plus, à son gré, que sur le double pouvoir des affinités ou des répulsions. Et Voltaire répond[3] que l’hypothèse des atomes, outre qu’elle dépasse les sens, lui paraît méconnaître ce qu’il y a d’individuel et de spécial dans les êtres ; s’il admettait les atomes, ce ne serait qu’à la façon d’Épicure ; au lieu de les concevoir entièrement pareils les uns aux autres, d’une identité géométrique et abstraite, il ne les voudrait, comme le disciple infidèle de Démocrite, que spéciaux, doués chacun de leur physionomie et de leur vertu propre. À y regarder de près, n’est-ce pas toujours le même argument que Voltaire oppose aux uns et aux autres ? Ne sou-

  1. Préface aux Eléments de la philosophie de Newton.
  2. Mémoire sur les Forces vives, présenté à l’Académie des sciences.
  3. Eléments de la philosophie de Newton (préface).