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j. sully. — le pessimisme et la poésie

Des profondeurs mystérieuses de l’âme[1],
Comme d’un pays infiniment éloigné,
S’élèvent des airs, de vagues échos, qui répandent
La mélancolie sur tout notre jour.

Et de cette manière l’énergie même de l’imagination porte dans une certaine mesure la dévastation dans le monde réel. Celui-ci n’apparaît pas au poëte comme illuminé par l’éclat de ses créations idéales, mais plutôt comme assombri par leur magnifique splendeur. Là où nous trouvons le pouvoir d’imaginer une vie et un type d’expérience surpassant la réalité, uni à une connaissance nette des limites de cette dernière, là il y a une force puissante qui excite aux plaintes pessimistes. La lumière du jour réel paraît pâle et froide après la chaude lumière de ces sphères idéales. La preuve que nous reconnaissons au pessimisme un certain degré de force imaginative et que l’optimisme nous paraît naître de l’impuissance de concevoir un monde meilleur, c’est le fait que nous considérons le dernier comme une conception banale et dénuée de poésie en comparaison du premier. Cependant on ne devrait pas oublier que l’éloge optimiste du monde peut également être le résultat de la force imaginative.

Nous pourrions nous étendre longuement sur cette diversité dans la manière de considérer les créations idéales de l’imagination. Il faudra nous contenter de prendre un ou deux exemples. Ainsi l’idéal moral — la noblesse et la perfection de la nature humaine — est regardé par M. Tennyson comme une réalité quand il le personnifie dans un caractère quasi-historique, — le roi Arthur. D’un autre côté, il est envisagé comme un pur idéal quand Shelley le relègue dans la région imaginaire du monde des esprits et le personnifie dans la forme subtile, impalpable d’un esprit de la nature. Dans le premier cas, la nature humaine est rehaussée par un nouvel et glorieux exemple ; dans le deuxième, elle est plutôt abaissée par le contraste où elle est mise avec une vertu parfaite qui est en dehors d’elle et au-dessus d’elle. De même, à son tour, la beauté de la nature physique est rehaussée quand l’imagination poétique la vivifie par les formes charmantes des nymphes et des faunes, des naïades et des dryades. Cependant, quand on ne croit plus à l’existence de ces êtres imaginaires, leur présence même contribue à jeter une ombre sur la nature, comme nous le voyons dans le poëme mélancolique de Schiller : les Dieux de la Grèce.

  1. From the soul’s subterranean depth upbore
    As from an infinitely distant land,
    Come airs, and floating echoes, and convey
    A melancholy into all our day.