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j. sully. — le pessimisme et la poésie

intacte leur foi dans leur premier idéal. Les lamentations sur la vie, qui proviennent de l’évanouissement d’espérances idéales téméraires, sont trop connues pour que nous en citions de nombreux exemples. Schiller exprime ce désappointement avec force et élégance dans ces vers :

Le voile du rêve, couleur de rose,
Tombe du visage pâle de la vie ;
Le monde apparaît — ce qu’il est — une tombe.

Les réflexions précédentes, quoique brèves et incomplètes, aideront, je l’espère, à faire comprendre pourquoi les vues pessimistes prédominent dans la poésie. Nous voyons que les conditions subjectives des créations poétiques et des plaintes pessimistes se recouvrent, pour ainsi dire, de sorte qu’elles coïncident fréquemment. Nous pouvons nous demander maintenant si les conditions objectives de la poésie contribuent également à ce ton pessimiste. La poésie, quoique subjective, doit, pour réussir, correspondre à certains faits bien marqués dans la vie humaine. Elle ne doit pas seulement exprimer l’impression ou les sentiments isolés d’un individu ; il faut qu’elle s’adresse au cœur de beaucoup d’hommes. Les plaintes pessimistes sont-elles donc propres à éveiller un écho sympathique dans d’autres esprits ?

Il est hors de doute, à ce que nous croyons, que ces plaintes produisent sur nous à bon droit une impression agréable. Nous sentons qu’elles constituent un élément véritable de la poésie et qu’elles sont la marque d’un génie poétique. Or il est évident que les lamentations sur la vanité de la vie ne sont pas propres à nous donner un plaisir sans mélange. Leur effet paraît plutôt être de nous attrister. Mais, s’il en est ainsi, comment se fait-il qu’elles soient admises dans les meilleures productions de l’art poétique ?

C’est une observation familière que quelques-uns des plus beaux effets de l’art sont produits par les émotions mélangées dans lesquelles les sentiments pénibles entrent, mais adoucis et à moitié transformés par les éléments plus puissants de l’émotion agréable. L’élégie plaintive, la ballade pathétique, la tragédie et les histoires tristes sont des exemples de ces effets mélangés. Cette considération nous aidera probablement à avoir une intelligence plus nette de la valeur poétique du pessimisme.

Les lamentations du poète peuvent se présenter de deux manières. Elles peuvent être l’expression d’une douleur personnelle, ou bien exprimer une souffrance humaine générale. Voyons ce que chacun de ces aspects offre de positivement agréable à l’esprit.

Quand les lamentations sont d’une nature tout à fait personnelle,