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constitue un idéal, au moins relatif, de perfection morale. Doit-on, comme on l’a fait quelquefois, chercher l’explication de ces changements uniquement dans l’action des causes intellectuelles ? Quelle que soit la part de vérité que renferme cette doctrine, elle ne saurait être acceptée sans réserves. Ce ne sont ni les individus, ni les siècles les plus remarquables par les productions de l’intelligence qui ont eu le plus de valeur morale ; la plus haute civilisation coexiste souvent avec une corruption profonde. À quelques égards même, les conditions du développement intellectuel sont peu favorables à celles du développement moral. « L’agglomération des hommes dans les grandes villes, qui sont toujours les centres des lumières, est une des causes les plus importantes du progrès intellectuel et matériel ; mais les grandes villes sont par excellence des foyers de vices, et il est extrêmement douteux qu’elles produisent une somme équivalente de vertus ; car les vertus sociales elles-mêmes sont peut-être plus cultivées au sein des agglomérations plus petites, là où les hommes vivent dans des relations plus intimes. Les plus splendides manifestations de l’enthousiasme moral peuvent être rapportées pour la plupart à une force irrésistible de conviction que l’on rencontre rarement chez les esprits très-cultivés ; ceux-ci ont les yeux beaucoup trop ouverts sur les possibilités d’erreur, les arguments pour et contre, les circonstances qui modifient l’aspect des questions. En somme, la civilisation a mieux réussi à réprimer le crime qu’à réprimer le vice. Elle est très-favorable aux vertus douces, sociales, charitables et aux vertus industrielles, elle est surtout la nourrice des vertus intellectuelles ; mais en général, elle est loin de favoriser autant l’éclosion du dévouement, de l’enthousiasme, du respect, de la chasteté. »

Ces observations sont certainement judicieuses ; il est bien vrai que le progrès de la moralité n’est pas toujours et nécessairement en rapport exact avec le progrès des lumières ; toutefois je ne saurais croire que la civilisation soit décidément contraire au développement de vertus d’ordre aussi élevé que l’abnégation, l’enthousiasme, le respect, la chasteté. Ce serait à se demander si la civilisation vaut le prix qu’elle coûte. — Sans doute les grandes villes sont des centres de corruption, mais les vertus les plus sublimes y coudoient les vices les plus honteux ; seulement ceux-ci s’étalent souvent au grand jour, et celles-là se cachent. J’ajoute que sous l’influence d’une culture intellectuelle supérieure, l’abnégation, l’enthousiasme, le respect, changent d’objet et de forme, sans pour cela diminuer. La science n’a-t-elle pas ses martyrs ? l’art n’a-t-il pas ses dévots ? le respect de la vérité, du droit, de la dignité hu-