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quefois la destruction des êtres supérieurs sacrifiés aux inférieurs, témoigne-t-elle de la perfection du Créateur ? Cette lutte pour la vie, dans laquelle souffrent et périssent tant de créatures, est-elle réellement un moyen ingénieux inventé par Dieu pour amener l’homme et la civilisation sur la terre. Tous ces animaux, tous ces hommes mêmes, qui n’ont pas demandé à naître, viennent-ils ici-bas pour préparer la voie à leurs successeurs ? le Dieu juste et bon en fait-il des marches pour permettre à d’autres de s’élever un peu plus haut ? Il faut évidemment changer l’idée que nous pouvons nous faire de la bonté, de la justice, de la puissance et de l’intelligence avant de pouvoir admettre légitimement le déisme ordinaire, et, si cette idée est changée, le déisme s’écroule. Si Dieu existe, si sa bonté est sans limite, si rien ne résiste à sa puissance, si aucune chose ne peut échapper à son intelligence, pourquoi le mal ? Voilà la question insoluble, car le mal implique, quoi qu’on fasse, une limitation de Dieu. Toutes les explications qu’on a pu donner du mal altèrent la définition de Dieu, d’abord acceptée, en prétendant la concilier avec les faits.

On compte, il est vrai, sur la vie future. Mais la vie future, qui est douteuse, n’empêcherait nullement la souffrance présente, qui est réelle et qui reste à expliquer.

On compte encore sur le progrès, qui, dit-on, amènera partout le règne de la vertu, du bonheur et de la justice. Si la concurrence fait triompher souvent encore l’erreur ou l’immoralité, il est permis d’espérer que des faits de ce genre deviendront de plus en plus rares et disparaîtront enfin tout à fait. Ici encore, la même objection se présente. Pourquoi le bien le plus grand n’a-t-il pas été réalisé tout d’un coup ? Pourquoi celte marche en zigzag ou en spirale de l’évolution ? Si Dieu ne pouvait pas se passer du mal pour amener le bien, il n’est donc pas tout-puissant ? S’il ne l’a pas voulu, il n’est donc pas bon ? Ce bonheur complet qu’on nous fait entrevoir dans un avenir que nous n’atteindrons pas, est d’ailleurs une belle perspective, mais elle serait telle surtout pour quelqu’un qui serait appelé à en jouir. Combien d’hommes ont les sentiments sympathiques et désintéressés assez bien développés pour être heureux eux-mêmes d’une perspective pareille ? Il serait injuste d’exiger ces sentiments des animaux que nous mangeons pour contribuer au progrès du genre humain et hâter la réalisation de notre idéal.

Le progrès est-il bien réel ? C’est selon ce qu’on entend par ce mot. Si Ton voit la mesure du progrès dans le bonheur, j’ignore entièrement si nous sommes en progrès. Sommes-nous plus heureux qu’un bœuf ou qu’un chimpanzé ? Nous avons des plaisirs et des joies qu’ils ignorent, nous souffrons aussi de douleurs qui ne les atteignent