Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VIII.djvu/512

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
506
revue philosophique

-être qu’encore que les sens, dit-il, nous trompent quelquefois touchant des choses fort peu sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre néanmoins beaucoup d’autres desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen : par exemple, que je suis ici, assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature… Toutefois j’ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent que j’ai coutume de dormir et de me représenter en mes songes les mêmes choses, et quelquefois de moins vraisemblables… Combien de fois m’est-il arrivé de songer la nuit que j’étais en ce heu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dans mon lit ! Il me semble bien à présent que ce n’est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je branle n’est point assoupie ; que c’est avec dessein et de propos délibéré que j’étends cette main et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en y pensant soigneusement, je me ressouviens d’avoir souvent été trompé en dormant par de semblables illusions, et, en m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices certains par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel, qu’il est presque capable de me persuader que je dors[1]. »

Descartes dirige ensuite tous ses efforts pour dissiper le doute par où il croit devoir débuter, et il résout comme suit la difficulté qu’il vient de se poser : « Certes cette considération me sert beaucoup non seulement pour reconnaître toutes les erreurs auxquelles ma nature est sujette, mais aussi pour les éviter ou pour les corriger plus facilement : car, sachant que tous mes sens me signifient plus ordinairement le vrai que le faux touchant les choses qui regardent les commodités ou incommodités du corps, et pouvant presque toujours me servir de plusieurs d’entre eux pour examiner une même chose, et, outre cela, pouvant user de ma mémoire pour lier et joindre les connaissances présentes aux passées, et de mon entendement qui a déjà découvert toutes les causes de mes erreurs, je ne dois plus craindre désormais qu’il se rencontre de la fausseté dans les choses qui me sont le plus ordinairement représentées par mes sens. Et je dois rejeter tous les doutes de ces jours passés, comme hyperboliques et ridicules, particulièrement cette incertitude si générale touchant le sommeil, que je ne pouvais distinguer de la veille : car à présent j’y rencontre une très notable différence, en ce que

  1. Méditation première (vers le commencement).