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leur santé morale, et, par suite, sur leur santé physique. J’ai vu une petite fille de deux ans et demi raconter avec un sérieux de grande personne, une tristesse persuasive et des larmes dans la voix, les actes de brutalité auxquels son père se livrait de temps en temps envers sa mère. « Méchant papa, disait-elle, très méchant ! Il fait toujours comme ça à petite mère ; il la bouscule, et je pleure. Il est très méchant ! » Un enfant de trois ans et demi aperçoit des pins en passant devant un parc. « Les jolis pins ! s’écrie-t-il. Il y en avait comme ça à Arcachon, sur le bord de la mer. Je suis allé l’année dernière à Arcachon, avec papa et maman. C’est un bien beau souvenir pour moi ! Je me suis bien amusé, et l’on ne m’a pas beaucoup grondé ! » Les plaisirs et les peines du passé récent, et quelquefois du passé éloigné, revivent dans l’enfant. C’est là un fonds tout prêt, pour l’intérêt, l’instruction et la moralisation. Son jugement se forme par les réflexions tristes ou gaies, dont il accompagne les récits qu’il en fait. Telle personne lui a plu ou déplu, et pour tel motif ; telle chose était belle ou laide, en ceci ou en cela ; tel acte, fait par lui ou devant lui, a mérité telle ou telle qualification morale. Puisque les historiettes les plus incroyables deviennent si aisément comme une partie de sa vie passée, je voudrais que ses héros et ses héroïnes familiers fussent des personnages réels, lui et les autres, et par les autres j’entends les personnes, les animaux, les plantes, les objets avec lesquels il s’est trouvé en rapport.

Je suis donc, contre Fénelon et Mme Necker de Saussure, de l’avis de Rousseau, qui bannit de l’éducation enfantine toute fiction, fût-elle jolie, fût-elle morale, les contes de Perrault comme les fables de La Fontaine. Il faut régler, en le satisfaisant, cet appétit du merveilleux, qui, si l’on n’y prend garde, devient insatiable chez l’enfant et lui fait perdre de vue la réalité, la réalité qui doit l’intéresser autant que la fiction. Pourquoi réjouir, et surtout attrister cette crédule innocence avec de plates chimères ? Pourquoi lui enseigner des choses qu’il lui faudra plus tard désapprendre ? On avait ainsi longtemps charmé, en le trompant, l’imagination d’un enfant aussi intelligent qu’impressionnable. Sa mère, le voyant redemander continuellement les plus jolies histoires, celles qui le faisaient fondre en larmes, eut un jour pitié de sa naïveté, et, pour le consoler, lui dit d’un air très sérieux que ces histoires n’étaient pas vraies, que tout cela n’était pas arrivé. — Pourquoi donc me disais-tu que c’était vrai ? repartit l’enfant très désappointé. À partir de ce moment, il ne voulut plus de ces histoires-là, mais il en demandait d’autres, « comme celles que raconte papa, qui sont toujours bien vraies. »