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L’état de nature ne se manifeste pas seulement dans ces révoltes intérieures ou déclarées contre certains actes des pouvoirs sociaux ; il a parfois comme des lois permanentes, plus fortes que les lois positives, qu’elles bravent ouvertement et à qui elles imposent une concurrence irrésistible ou un concours humiliant. Telle était, au moyen âge, la coutume des guerres privées et des combats singuliers. Tel est l’usage toujours persistant du duel. Telle est encore, aux Etats-Unis, cette loi de Lynch, loi d’anarchie et de révolte, usurpation la plus flagrante des droits de l’État, et qui se fait cependant accepter par des populations civilisées et chrétiennes comme une nécessité sociale.

Ces exemples ne portent que sur des pratiques blâmables ; mais nous ne jugeons pas ici les manifestations de l’état de nature ; nous ne faisons que les constater. Dans l’état de nature, comme dans l’état légal, tous les abus sont possibles ; mais, si l’abus ne prouve pas le droit, il prouve le fait et sa puissance.


II


La persistance de l’état de nature au sein de l’état social justifie dans son principe la théorie du contrat social. On s’est trompé poulie contrat social, comme pour l’état de nature, en le plaçant à l’origine des sociétés. La formation des sociétés est plongée pour nous dans une nuit impénétrable ; nous ne connaissons que les États fondés dans les temps historiques et jamais, chez aucun peuple, ils ne se sont fondés en vertu d’un contrat effectif, unanimement consenti, tel que le suppose la théorie. Un tel contrat ne saurait d’ailleurs obliger ceux qui n’y auraient pas participé ; il serait sans valeur pour les générations futures. Il n’aurait même qu’une valeur précaire pour les générations présentes ; car les mêmes volontés qui ont le pouvoir de former un lien ont le pouvoir de le défaire.

Il y a cependant contrat entre les membres d’une même société ; mais c’est un contrat tacite, incessamment renouvelé. L’homme le plus ignorant, le moins capable de réflexion, le plus étranger à tout principe abstrait, sait cependant se placer tour à tour dans l’état de nature et dans l’état légal. Comme le pâtre de Jouffroy, qui s’interroge sur la destinée humaine et se pose, dans le premier éveil de sa raison, toutes, les questions sur lesquelles ont pâli les philosophes .le tous les temps, les plus humbles esprits soulèvent à certains mo-