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queront pas d’expliquer, suivant la méthode nouvelle, le penseur par le poêle et le poète par l’homme, l’œuvre par la vie et la vie par les nerfs, la maladie et la difformité ; aussi les prévient-il avec une insistance impérieuse que toutes ces causes accidentelles n’ont pu entamer ni la liberté de sa pensée, ni la lucide sérénité de sa réflexion : « Ce n’a été que par un effet de la lâcheté des hommes qui ont besoin d’être persuadés des mérites de l’existence, que l’on a voulu considérer mes opinions philosophiques comme le résultat de mes souffrances particulières et que l’on s’obstine à attribuer à ces circonstances matérielles ce qu’on ne doit qu’à mon entendement. Avant de mourir, je veux protester contre cette invention ce de la faiblesse et de la vulgarité, et prier mes lecteurs de s’attacher à détruire mes raisonnements et mes observations plutôt que « d’accuser mes maladies[1]. »

Il croit et il proteste que ni la santé, ni la beauté, ni la gloire, ni aucun des biens les plus estimés des hommes, s’il les avait possédés, n’auraient changé la direction de sa pensée, ni les conclusions de ses raisonnements. « Si d’un côté on m’offrait la fortune et la gloire d’un César ou d’un Alexandre, sans la moindre souillure, et de l’autre a mort, je n’hésiterais pas : je choisirais de mourir aujourd’hui[2]. »

Aussi la doctrine de Leopardi ne doit-elle pas être considérée comme l’âme cachée de sa poésie ; et, quand il est question de ce qu’on appelle sa philosophie, il ne s’agit pas, comme on ferait pour un Dante ou pour un Byron, de la dégager de ses chants. Cette analyse, cette sorte de dichotomie dont le poète « ailé et sacré » abandonne d’ordinaire le soin à la curiosité rétrospective de la critique, ici le poète a eu le rare sang-froid de l’opérer sur lui-même.

On reconnaît le méditatif isolé dans son moi, qui a usé et abusé pour son propre compte de la conscience psychologique avec une cruelle et savante obstination, et qui, généralisant son état personnel, a fait de la conscience, son mal à lui, la cause universelle de l’infortune humaine.

Cet envahissement monstrueux de la conscience, dont Leopardi a tant souffert, et qui est fait pour chasser peu à peu de l’âme les passions de feu, les élans naturels, la spontanéité généreuse et féconde, et jusqu’à la divine inconscience du génie, le voilà attesté par ce petit livre dogmatique : ce dédoublement voulu du poète auquel le

  1. Lettre en français à M. de Sinner, et Dialogue de Tristan et d’un ami, p. 114.
  2. Dialogue de Tristan et d’un ami.