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pour ne pas dire étroite, du poète a-t-il du moins beaucoup servi au philosophe ? On pourrait le croire, puisque la conscience est une faculté éminemment philosophique. Il n’en est rien pourtant. Il semble même que Leopardi, renversant l’ordre naturel et l’emploi normal des facultés, ait mis plus d’intelligence que de sensibilité dans ses vers, et plus de sensibilité que d’intelligence dans sa philosophie. Tandis que sa poésie a (sauf de rares exceptions) cette clarté qui vient d’une idée maîtresse assez puissante pour se dégager nettement du sentiment, sa doctrine au contraire a souvent la confusion et l’obscurité qui viennent du sentiment quand il est assez violent pour interrompre et dominer l’idée. En dépit de ses protestations, plus sincères que compétentes, on sent bien que toute la philosophie de Leopardi se réduit à cette étrange syllogisme, dont la forme seule indique la subordination de l’idée au sentiment : Je souffre, donc tout est mal. Les prémisses sont un sentiment, particulier et personnel ; la conclusion est un jugement, qui a la valeur d’une métaphysique universelle. Les deux membres de la déduction sont donc de nature contraire, disproportionnés, incompatibles, et l’on aperçoit du premier coup l’impossibilité logique de tirer le second du premier, puisque le seul ordre admissible serait : Tout est mal ; donc je dois souffrir. Leopardi l’a bien senti ; tout son effort consiste à nous donner le change sur le véritable arrangement des termes, à nous faire croire, à se faire croire à lui-même que sa pensée suit, non pas l’ordre poétique : Je suis malheureux, donc le monde est mauvais, mais l’ordre philosophique : C’est parce que le monde est mauvais et que je le prouve, que je m’explique pourquoi je suis malheureux.

De quelque sens qu’on les prenne, tout Leopardi est dans ces deux propositions ; le poète est dans l’une, le philosophe dans l’autre ; et l’homme est dans la synthèse des deux, puisqu’elles ne sont à vrai dire l’une et l’autre que le résultat d’une analyse faite par l’homme sur lui-même. — Je souffre, voilà la psychologie à la fois claire et pathétique que Leopardi développe dans ses vers les plus touchants, et qui en fait une longue et terrible élégie ; voilà par où il nous remue en dépit de la monotonie du fond et de la forme : car une personnalité humaine aux prises avec une incurable douleur et l’exprimant en vers dramatiques fera toujours sur le cœur des hommes une profonde impression.

Le monde est mauvais, voilà la donnée impersonnelle, métaphysique, scientifique même qui s’adresse non plus au cœur, mais à l’intelligence, et qui n’aura d’intérêt et de valeur pour elle que si elle persuade notre raison par une démonstration irrésistible, ou