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semblables, continuellement absorbés en eux-mêmes… sont les plus lents à agir. Cette disposition est fun des plus grands maux qui puissent affliger la vie humaine. » Ici, le roseau pensant n’est même plus relevé et console de n’être qu’un roseau par la dignité de le savoir. La science ne nous donne pas même cette joie amère de nous sentir plus malheureux que les sots, parce que nous sommes moins sots qu’eux Le pessimisme de Leopardi est absolu au point de ne pas distinguer entre la fierté clairvoyante de la sagesse et la béate inconscience de la sottise. « Aujourd’hui, je n’envie ni les sots ni les sages, ni les grands ni les petits, ni les faibles ni les forts : j’envie les morts ; avec eux seuls je changerais. »

Mais la philosophie du moins a-t-elle une valeur ? Leopardi a tant tenu à être philosophe, qu’on pourrait croire qu’il y trouvait un adoucissement ou un orgueil. Nullement. « On se trompe en affirmant que la perfection de l’homme consiste dans la connaissance complète de la vérité,.. La conclusion dernière de toute philosophie sincère et sérieuse est qu’il vaut mieux ne pas faire de la philosophie. D’où il résulte d’abord que la philosophie est superflue, puisqu’il n’est pas nécessaire d’être philosophe pour n’en pas faire, ensuite qu’elle est extrêmement nuisible, puisqu’on ne vient a sa conclusion dernière qu’à ses dépens et qu’une fois déduite, on ne peut s’y conformer, car il n’est pas au pouvoir des hommes d’oublier les vérités reconnues, et aucune manie n’est plus tenace que la manie de philosopher. En somme, la philosophie, qui commence par espérer et par promettre de porter remède aux maux de l’humanité, finit par chercher sans succès à se guérir elle-même[1]. »

Aussi la philosophie est d’autant plus funeste qu’elle est la plus haute manifestation de cette conscience, mère de nos douleurs. Leopardi va jusqu’à l’appeler « barbarie nouvelle, barbarie de la raison, qui a succédé à la barbarie de l’ignorance et qui, loin de valoir mieux, est pire, parce qu’elle est plus intime et plus profonde[2]. »

Mais, pourrait-on dire, la conscience d’exister est par elle-même un bien. La vie, quelle qu’elle soit, vaut mieux que le néant. Il y a donc au fond de tout pessimisme un élément d’optimisme qui est la sensation d’être. « La vie, dit le Physicien[3], est un bien en elle-même que chacun aime et désire naturellement. » Mais le Métaphysicien s’élève avec vivacité contre cette erreur : « Je nie que la vie en elle-même, c’est-à-dire la simple sensation d’être, soit quelque

  1. Dialogue du Timandre et d’Eléandre, p. 108.
  2. Ibid.
  3. Dialogue du Physicien et du Métaphysicien.