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krantz. — le pessimisme de leopardi.

Il faudrait pour Leopardi, comme pour Lucrèce, relever une à une les contradictions entre le poète et le philosophe et montrer combien peu de chose est le philosophe auprès du poète. On verrait que c’est ce contraste et cette inégalité d’un système en somme assez pauvre et trop souvent banal, et d’un tempérament poétique original et puissant qui fait le dramatique de ces deux beaux génies. Outre leur douleur réelle et leurs larmes vraies, on trouverait encore au fond de leur pessimisme un élément d’optimisme invincible qui les soustrait à l’impassibilité et à l’isolement absolus pour les rendre intelligibles et sympathiques à ceux mêmes qui aiment la vie et ne croient pas au néant.

Il y a de l’espérance dans leur désespoir, il y a de la pitié dans leur indifférence, il y a une estime peut-être exagérée de l’être dans leur avidité de mourir, il y a surtout un idéal d’une fixité et d’une ubiquité étrange dans leur négation du mieux et de l’au delà. En effet le néant leur devient une chose douce, belle, désirable, divine, comme aux autres l’immortalité. Ils l’aiment, ils l’invoquent, ils le décrivent presque ce rien, auquel leur imagination donne une substance ; ils en prennent une jouissance anticipée et fictive, la seule d’ailleurs qu’ils en puissent avoir jamais : et cette réjouissance actuelle d’un état futur dont il est impossible de jouir vraiment, cette sensation du non-être qu’ils se figurent pendant qu’ils sont et qu’ils n’auront jamais quand ils ne seront plus, cette béatitude négative conçue par leur pensée et qui finira justement pour eux, avec leur pensée, au moment même où elle se réalisera, ils en font leur rêve poétique bien plus que leur conclusion philosophique, leur joie idéale bien plus que leur dogme, et ils l’appellent « le charme de la mort ».

Ainsi la poésie du pessimisme lui vient surtout d’une défaillance de sa philosophie, de cet élément d’optimisme qui lui impose l’espérance d’un mieux futur et lui rend l’idéal. Les poètes grecs chantaient plus volontiers la joie de la vie et pleuraient sur la tristesse de la mort ; Leopardi fait l’inverse ; il pleure sur la vie et chante la Gentilezza de la mort. L’idéal est déplacé et l’aspiration change d’objet ; mais bien que l’antithèse soit renversée, les deux termes y sont toujours et, même intervertis, c’est leur opposition qui fait la poésie.

Pour conclure, Leopardi, d’après les opuscules traduits par M. Dapples, a eu tort de vouloir être un philosophe, et son insistance dans cette ambition me prouve surtout le sentiment qu’il avait peut-être de ne l’être pas assez. Ce qu’on appelle sa théorie n’est guère qu’un lieu commun, exagéré plutôt que rajeuni par son esprit malade. Il l’a dit lui-même, quand il a voulu trouver une preuve du pessimisme