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th. ribot. — les désordres partiels de la mémoire.

D’ailleurs, en soutenant la thèse d’une amnésie motrice pour la plupart des cas, je ne prétends pas qu’il en soit toujours ainsi. Dans une question si complexe, il faut se garder des affirmations absolues. Quand l’aphasie reste incurable, on voit parfois des malades oublier les signes vocaux et écrits ou ne les reconnaître qu’à grand’peine et avec beaucoup d’hésitation. Dans ce cas, l’amnésie n’est plus limitée aux seuls éléments moteurs. D’un autre côté, nous avons vu que certains aphasiques peuvent répéter ou copier un mot ; d’autres peuvent lire à haute voix, sans pouvoir parler volontairement : c’est une exception (Falret, p. 613). Bon nombre au contraire peuvent lire mentalement sans pouvoir lire à haute voix. Il est arrivé — rarement d’ailleurs — qu’ils ont proféré spontanément un membre de phrase, mais sans pouvoir recommencer. Brown-Séquard cite même le cas d’un médecin qui parlait en rêvant, quoique aphasique à l’état de veille. Ces faits, si peu fréquents qu’ils soient, montrent que l’amnésie motrice n’est pas toujours absolue. Il en est de cette forme de la mémoire comme de toute autre : dans certaines circonstances exceptionnelles, elle revient.

Notons en passant une analogie. L’aphasique qui parvient à répéter un mot ressemble exactement à celui qui ne peut se rappeler un fait qu’avec l’assistance d’autrui, et le mécanisme psychologique de l’oubli des signes est celui de tout autre oubli : il consiste en une dissociation. Un fait est oublié lorsqu’il ne peut être suscité par aucune association, lorsqu’il ne peut entrer dans aucune série. Chez l’aphasique, l’idée ne suscite plus son signe, du moins son expression motrice. Seulement, ici la dissociation est d’une nature plus intime. Elle a lieu non entre des termes que l’expérience antérieure a réunis, mais entre des éléments si bien fondus ensemble qu’ils constituent une unité pour la conscience et que soutenir leur indépendance relative semblerait une subtilité d’analyse, si la maladie ne se chargeait de la démontrer[1].

C’est cette fusion intime entre l’idée, le signe (vocal ou écrit) et l’élément moteur qui rend si difficile à établir d’une manière nette, indiscutable, que l’amnésie des signes est surtout une amnésie motrice. Comme tout état de conscience tend à se traduire en mou-

  1. On a décrit avec soin, dans ces derniers temps, sous les noms de cécité verbale et de surdité verbale (Wortblindheit, Wortaubheit), des cas longtemps confondus sous le nom général d’aphasie. Le malade peut parler et écrire ; la vue et l’ouïe sont très bien conservés, et cependant les mots qu’il lit ou qu’il entend prononcer n’ont aucun sens pour lui. Ils restent pour lui de simples phénomènes, optiques ou acoustiques ; ils ne suggèrent plus leur idée ; ils ont cessé d’être des signes. C’est une autre forme, plus rare, de la dissociation. Pour les détails, voir Kussmaul, ouvrage cité, 27e chapitre.