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rain, M. Vergniol, a décrit d’une façon très spirituelle ce caractère de l’esprit de corps dans une très suggestive nouvelle intitulée : Par la voie hiérarchique[1]. Dans cette nouvelle, l’auteur nous montre un professeur de Lycée (vrai type de l’individualité envahie par le corps) qui fait appel à l’administration hiérarchique et aux influences corporatives pour résoudre ses difficultés domestiques. Et l’on voit en effet l’esprit de corps, sous la forme du proviseur et des collègues, intervenir dans une situation privée avec une maladresse qui n’a d’égale que son incompétence. M. Vergniol a aussi finement noté dans une autre nouvelle intitulée Pasteurs d’Âmes ce trait de l’esprit de corps : l’hostilité contre les membres du corps qui peuvent paraître à un titre quelconque déparer la corporation. Qu’on se rappelle l’hostilité du jeune et fringant professeur Brissart ― vrai type de ce que Thackeray décrit sous l’épithète de Snob universitaire ― contre un vieux collègue peu décoratif qui semble déparer par sa tenue négligée le corps dont le jeune Snob croit être le plus bel ornement.

D’une manière générale, la corporation tend à s’assujettir la vie intégrale de l’individu. Qu’on se rappelle l’étroite discipline morale à laquelle les corporations du moyen âge soumettaient la vie privée de leurs membres[2].

Cette disposition entraîne dans le corps tout entier une curiosité étroite et mesquine appliquée aux faits et gestes des individus. Une corporation ressemble à cet égard à une petite ville cancanière. Voyez nos administrations de fonctionnaires. Elles sont à cet égard comme autant de petites villes répandues dans l’espace et disséminées sur toute l’étendue du territoire français. Si l’un des membres un peu en vue de la petite église commet quelque maladresse ou s’il lui arrive, comme on dit, quelque histoire, aussitôt de Nancy à Bayonne et de Dunkerque à Nice la nouvelle s’en propage dans le corps tout entier, absolument comme le petit potin du jour se colporte de salon en salon chez les bonnes dames de la petite ville.

Ces quelques remarques sur les faits et gestes de l’esprit de corps nous permettent de voir en lui une manifestation particulièrement énergique de ce que Schopenhauer appelle le vouloir-vivre. Un corps est, comme toute société organisée d’ailleurs, du vouloir-vivre humain condensé et porté à un degré d’intensité que n’atteint jamais l’égoïsme individuel. Ajoutons que ce vouloir-vivre collectif est très

  1. Vergniol, Par la voie hiérarchique, scène de la vie universitaire, feuilleton du Temps de février 1896.
  2. Voir sur ce point : Nitti, La population et le système social, p. 206.