Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, IV.djvu/173

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
163
boutroux. — zeller et l’histoire de la philosophie

imprudemment sur un terrain où, tôt ou tard, elle sera refoulée par un adversaire mieux armé qu’elle pour la lutte ; et la seule attitude qui dès lors lui convienne, ce sera celle du positivisme qui, faisant de nécessité vertu, prend à tâche de conférer à la science positive, du haut de ses principes, des droits que celle-ci s’arroge d’elle-même sans son congé.

La raison théorique, telle que le temps l’a faite, ne se confie désormais qu’à la méthode expérimentale. Elle ne reconnaît plus ceux qui, se réclamant d’elle, pratiquent une autre méthode. Si donc la raison théorique est la mesure dernière et unique de la valeur des choses, le progrès de la philosophie ne peut consister qu’à prendre de plus en plus conscience de la vanité de ses prétentions, et à s’effacer de plus en plus devant la science positive.

Mais la philosophie est-elle effectivement placée sur ce terrain de la raison théorique où la science revendique la domination ? Est-ce à la seule pensée qu’elle emprunte ses principes, est-ce dans le seul champ de la pensée qu’elle s’exerce ? Cette idée du tout, de l’un, de l’harmonie universelle, qui est le mobile suprême de la philosophie, émane-t-elle uniquement de cette raison théorique, qui ne dispose que des intuitions sensibles, et est, par là même, à tout jamais enfermée dans le particulier et le contingent ? Cette idée ne serait-elle pas plutôt une aspiration du sentiment, un acte de cette volonté libre et infinie, qui, dans son opération interne, se soustrait aux entraves des lois réalisées, et s’élance du réel vers l’idéal ? Si l’idée du tout a dans la raison sa matière, n’aurait-elle pas sa forme dans la volonté ? La philosophie, en un mot, au lieu de se placer sur le terrain des sciences, ne demande-t-elle pas précisément quelle est la signification et la valeur de la science, et dans quelle mesure elle peut prétendre à représenter l’absolu dans l’esprit humain ? Ne démêle-t-elle pas l’existence d’une activité pratique distincte de la science et possédant des principes qui lui sont propres, tels que le devoir ou le beau, qui diffèrent radicalement du fait et des lois physiques ? Ne poursuit-elle pas, en définitive, d’abord la distinction de la chose donnée et de l’agent, créateur de l’objet et du sujet, de la raison et de la volonté, de la science et de la morale, ensuite le rapprochement et la réunion de ces deux termes en un principe suprême ?

S’il en était ainsi, la philosophie aurait sans doute un lien de parenté avec la science, mais elle en aurait un aussi avec la religion et l’art, qui sont les créations plus ou moins immédiates de l’activité pratique ; et cette double parenté constituerait son caractère propre. Elle ne serait fondée exclusivement, ni comme la science, sur les principes de la raison théorique, ni, comme la religion, sur les prin-