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ANALYSES. — sully.Pessimism, history criticism.

la Judée jusqu’à Henri Heine et Lamartine, l’auteur a tracé un tableau de ce pessimisme instinctif, tout pénétré, suivant le mot de Leopardi, de l’infinita vanita del tutto. C’est un joli chapitre d’histoire littéraire et je doute que les poètes optimistes eussent pu en fournir un pareil à M. Sully, quoiqu’il combatte cette opinion de M. Stephen Leslie « que rien n’est moins poétique que l’optimisme ».

Au-dessus de ces opinions tout instinctives se placent les opinions raisonnées sur la nature et l’origine du mal dans le monde. Les philosophes de l’antiquité et des temps modernes inclinent généralement vers l’optimisme : tels Platon, Aristote, les Stoïciens, l’école d’Alexandrie, les Pères et les Scolastiques, Spinoza et Leibniz, le déisme anglais et français du xviiie siècle. Placés pour la plupart à un point de vue théologique ou moral, ils visent à atténuer l’existence du mal, à la justifier. Le pessimisme systématique fait enfin son entrée avec Schopenhauer et Hartmann. M. Sully donne un bon exposé de leurs doctrines : elles sont assez répandues en France, pour qu’il n’y ait pas besoin d’y insister. Mieux vaut parler de contemporains moins connus.

Tout d’abord nous rencontrons Taubert, qui dans son livre Der Pessimismus und seine Gegner continue la tradition de Schopenhauer, mais tout en croyant qu’on peut trouver dans le pessimisme même des sources de consolation. Il reconnaît la valeur des plaisirs intellectuels « qui sont placés comme les images des Dieux, projetant une illumination éternelle sur ces arrière-fonds lugubres de la vie, pleins de souffrances ou de joies qui finissent en douleurs. » Il croit avec son maître que la marche du progrès fera de mieux en mieux comprendre l’illusion de tout bonheur ; mais les efforts combinés du genre humain supprimeront bien des tendances égoïstes, en sorte qu’une paix relative en résultera. « Le pessimisme, dit-il, est, en réalité, l’une des plus grandes consolations qu’on puisse offrir au genre humain. Il montre que toute joie est illusoire ; mais il ne touche pas au plaisir lui-même ; il l’enferme seulement dans un cadre noir qui fait mieux ressortir le tableau. » Si nous comprenons bien Taubert, le pessimisme jouerait dans la vie le même rôle que la momie dont parle Hérodote dans les repas égyptiens. Aussi M. Sully nous dit-il que Taubert a bien l’air d’un optimiste qui est tombé par mégarde dans un système pessimiste et qui essaie vainement de sortir de cette fondrière.

Julius Bahnsen[1] peut être considéré comme le représentant du pessimisme le plus complet, le plus radical. Le monde n’est pour lui qu’un tourment que l’Absolu s’impose à lui-même, sans relâche et sans remède. La raison n’a rien à voir dans le monde ; il n’y a dans l’univers ni ordre intelligent, ni harmonie, ni plan. Par suite toute jouissance esthétique et scientifique sont enlevées à l’esprit. La contemplation des œuvres d’art et l’observation scientifique du monde, bien loin d’être une source de joie calme, ne peuvent que tourmenter un esprit philo-

  1. Zur Philosophie der Geschichte. Voir aussi la Revue philosophique, t. III, p. 10 et 145.