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Épicure voit donc se lever devant lui ce dieu inconnu et mystérieux auquel les théologiens antiques soumettaient Jupiter même, ce dieu à la sombre figure, fils du Chaos et de la Nuit, assis immobile au fond de l’Olympe, qu’on représentait sans yeux, car il ne voit point ceux qu’il écrase, et la tête couronnée d’étoiles, car sa puissance s’étend aussi loin que les dieux. C’est cette divinité figurant la force fatale de la nature par opposition aux efforts impuissants de la volonté humaine, qu’Épicure se propose de combattre à son tour, divinité d’autant plus redoutable que son pouvoir s’étend partout à la fois, au dedans de nous comme au dehors, et sur nos propres pensées, sur nos propres actions. Imaginer au-dessus des choses les dieux, c’était s’asservir ; mais expliquer toutes choses, y compris soi, par des raisons nécessaires qui excluent notre pouvoir personnel, ce serait faire plus encore, ce serait se supprimer soi-même. Puissance absolue des dieux éternels ou puissance absolue des lois éternelles, voilà l’alternative ; impuissance de l’homme, voilà la conclusion. De toutes parts, égal obstacle au bonheur. Comment donc trouver « un principe capable de rompre les liens du destin, et qui empêche la « cause de suivre la cause à l’infini[1]? » Tel est le problème, dans les termes mêmes où les Epicuriens l’ont posé : ce n’est autre chose que la question toujours pendante de la liberté ou du fatalisme, de la contingence ou de la nécessité universelle.

I. — Placé entre les dieux du paganisme et la nécessité des Stoïciens ou des Physiciens, Épicure ne vit qu’un parti à prendre. Si tous les êtres avaient naturellement en eux-mêmes, au lieu de l’emprunter du dehors, une puissance spontanée (τὸ αὐτόματον[2]) d’où dériveraient leurs propres mouvements, n’échapperait-on pas ainsi à l’enchaînement universel des causes et des effets ? La nature, dans son fond, ne pourrait-elle pas être conçue à la fois sans les dieux et sans la nécessité ?

De tout temps le vulgaire, malgré Socrate et Platon, avait placé dans l’homme, sous la forme de libre arbitre, une puissance qui, pour un spectateur du dehors, apparaît comme un hasard, mais on n’avait pas songé à mettre une puissance analogue dans les êtres inférieurs à l’homme, à introduire par cela même la contingence dans la nature comme dans l’humanité. Épicure, en. s’efforçant de le faire, va entrer dans une voie toute nouvelle ; c’est sur ce point surtout

  1. Lucrèce, II, 255 :
    Principium quoddam quod fati fœdera rumpat,
    Ex infinito ne causam causa sequatur.
  2. Stobée, Ecl. phys., I, 206, édit. Heeren. Voir plus loin.