Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, IV.djvu/74

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Ainsi, suivant cette conception un peu naïve d’Épicure, même devant nos yeux, même dans les assemblages de matière les plus grossiers, la spontanéité pourrait bien encore avoir une place ; elle pourrait se manifester par un mouvement réel, quoique insensible, par une perturbation dont l’effet n’apparaîtra qu’après des siècles. Partout donc où se trouve l’atome, dans les objets extérieurs comme en nous-mêmes, se trouvera plus ou moins latent le pouvoir de rompre la nécessité ; et puisque, hors l’atome, il n’y a que le vide, nulle part ne régnera une nécessité absolue ; le libre pouvoir que possède l’homme existera partout, à des degrés inférieurs, mais toujours prêt à s’éveiller, à agir.

Est-ce à dire qu’en mettant partout la spontanéité, Épicure ait mis partout une sorte de miracle et soit ainsi revenu sans le vouloir à la conception d’une puissance merveilleuse toute semblable à celle des dieux ? Non, et Épicure a toujours cru pouvoir rejeter l’idée de miracle tout en défendant l’hypothèse de la déclinaison qui lui était chère. Pour qu’il y ait vraiment miracle, deux conditions doivent être réalisées : d’abord il faut supposer des puissances existant en dehors de la nature, ensuite il faijt leur attribuer un pouvoir assez grand sur la nature pour modifier à la fois, d’après un plan préconçu, tout un ensemble de phénomènes. Au contraire la spontanéité des atomes est un pouvoir placé dans les êtres mêmes, non en dehors d’eux, et d’autre part ce pouvoir ne s’exerce que sur un seul mouvement, il ne dépasse les lois nécessaires de la mécanique (lois ultérieures et dérivées) que sur un seul point et d’une manière tout à fait insensible. Les mouvements spontanés ne peuvent avoir de résultats qu’à la longue, en s’accumulant, en permettant des combinaisons nouvelles, en aidant ainsi la marche des choses au lieu de l’entraver ; la spontanéité, si elle existe, va dans le sens de la nature : à en croire Épicure, nous ne dérangeons pas véritablement les lois de la nature quand, par une décision de la volonté impossible à déterminer d’avance (non certa), nous nous déterminons nous-mêmes dans tel ou tel sens, nous prenons telle ou telle direction [1]. Le miracle, au contraire, est en opposition directe et formelle avec la nature : c’est un arrêt violent dans la marche des choses. Pour susciter tout d’un coup une comète ou un météore, par exemple, il faudrait déranger tout un ensemble de phénomènes, faire converger vers un but particulier, absolument contraire à celui de la nature, tout un ensemble de mouvements. Le pouvoir des dieux serait donc éminemment ennemi de la nature, et c’est pour cela qu’Épicure et Lucrèce le

  1. On connaît la doctrine analogue de Descartes et la théorie opposée de Leibniz.