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H. TAINE. — ACQUISITION DU LANGAGE.

qui subsistent et sont dans chaque langue les nourrices effectives du reste est d’environ 1 000. Quelques-unes de celles-ci sont sans doute de formation secondaire ou tertiaire, et peuvent être réduites à un nombre plus petit de formes primaires ; » en tout à peu près de 500 à 600[1]. — Toutes ces racines expriment des concepts généraux, et manifestent un mode de connaissance propre à l’homme. Car de même qu’il y a deux langues, l’une émotionnelle, commune à l’homme et aux animaux, l’autre rationnelle, particulière à l’homme, de même il y a deux modes de connaissance, l’un intuitif commun à l’homme et aux animaux, l’autre conceptuel et particulier à l’homme. Quand un animal ou un enfant qui ne sait pas encore parler, voit un chien ou un arbre, il en a l’intuition, la perception simple et brute, il ne va pas au-delà, il ne range pas cet objet dans une classe d’objets semblables. Quand un homme voyant ce chien ou cet arbre prononce en outre mentalement que l’un est un chien et l’autre un arbre, outre l’intuition et perception simple, il a un concept, il range l’objet dans une classe d’objets semblables. « Ces concepts, sont formés par ce qu’on appelle la faculté d’abstraire, mot très-bon qui désigne l’action de décomposer des intuitions sensibles en leurs parties constituantes, de dépouiller chaque partie de son caractère momentané et concret, » pour l’isoler et en former un caractère général.

« Comment s’exécute cette œuvre spéciale de l’intelligence humaine, je veux dire la formation et le maniement des concepts ? Les concepts sont-ils possibles, ou du moins y a-t-il jamais des concepts effectués, sans une forme extérieure et un corps ? Je réponds décidément non. Si la linguistique a prouvé quelque chose, elle a prouvé qu’une pensée conceptuelle ou discursive ne peut se dérouler que par des mots. Il n’y a pas de pensée sans mots, pas plus qu’il n’y a de mots sans pensée. Nous pouvons, par abstraction, distinguer entre les mots et la pensée, comme faisaient les Grecs quand ils parlaient du discours (logos) intérieur et du discours extérieur, mais nous ne pouvons jamais séparer l’un de l’autre sans les détruire tous les deux. Si je puis expliquer ma pensée par un exemple familier, ils ressemblent à une orange avec sa peau. Nous pouvons peler l’orange, mettre la peau d’un côté et la chair de l’autre, et nous pouvons peler le langage et mettre les mots d’un côté, et la pensée ou le sens de l’autre ; mais nous ne trouverons jamais dans la nature une orange sans peau, ou

  1. Lectures on the science of language by Max Müller. 6e Edit. I. 307. — 500 pour l’hébreu, 450 pour le chinois, environ 500 pour le sanscrit, 600 pour le gothique, 250 pour l’allemand moderne, 1 605 pour les langues slaves.