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contente pas d’en former pour son compte ; il fait profession d’en construire pour le compte de ses adversaires. Dans ses précédents écrits, il a popularisé la notion d’une philosophie à trois étages, où le matérialisme, le panthéisme et le spiritualisme réconciliés représentent les degrés divers de la réalité. De même, aujourd’hui il se propose d’élever une triple théorie du droit sur la base de l’idée de force « relative à la catégorie de causalité », de l’idée d’intérêt « relative à la catégorie de finalité », et de l’idée de liberté ; puis il superpose ces trois conceptions et les réconcilie dans une synthèse définitive. Et cette construction n’est pas purement théorique, elle est historique aussi. Sous son triple aspect, elle résume l’esprit national des « trois grands peuples modernes » : de l’Allemagne, qui décore d’apparences mystiques le culte de la force ; de l’Angleterre, qui professe ouvertement le culte de l’intérêt ; de la France, dont la religion véritable est, surtout depuis 89, le culte du droit.

Le droit et la force. — Le premier trait de l’esprit allemand est un mysticisme qui se complaît dans le symbole. Depuis Luther ou Bœhm jusqu’à Hegel, il n’a vu dans l’homme que la part de la grâce ou du divin, et dans la nature qu’une dispersion provisoire de l’esprit éternel. Au fond de tout ce qui vit et subsiste est un mystère, et cette obscurité même des choses leur imprime un caractère sacré. Car, si le monde n’est qu’illusion et figure, il est la figure de l’invisible absolu. — Mais le mystique, d’ordinaire, pendant qu’il baigne son front dans l’éther subtil, appuie lourdement ses pieds sur la terre ; toute réalité lui est bonne à porter l’édifice de ses rêves. Et pourquoi ne retrouverait-il pas le même sens caché sous tous les symboles, indifférents en eux-mêmes ? Comment établirait-il un ordre de dignité entre les phénomènes, bulles éphémères également parées des couleurs du soleil ? Le rêveur est doublé d’un empirique. Un naturalisme qui s’accommode de tous les faits, voilà donc le second trait de l’esprit allemand ; et c’est de nos jours que s’étale publiquement ce « revers de la médaille ».

En effet, l’école philosophique en confondant le réel et le rationnel, l’histoire et la logique, l’école scientifique en confondant l’homme et la nature, le progrès humain et l’évolution des espèces animales, l’école historique en confondant le droit et le fait, la raison et la tradition, parties de points divers, se rencontrent dans la même conclusion : la force, symbole ou réalité, est la mesure du droit.

Construisons le système. Les individus mis en présence luttent pour l’existence ; les lois de la sélection font toujours pencher la balance en faveur du progrès ; donc le plus fort est le meilleur. La force individuelle, voilà la première expression du droit, — Considérés dans la société, les individus se trouvent chacun en présence de tous les autres, c’est-à-dire de l’État. Le pouvoir social, étant supérieur à la force individuelle, a un droit supérieur ; il devient la source de tout droit, et, en fait, il les confère tous. La puissance publique, ou mieux la volonté du souverain, telle est la seconde expression du droit. —