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l’humanité même. Ainsi nos ancêtres, sur le tronc de chêne antique que les saisons couvrent et dépouillent de feuilles changeantes, cueillaient le gui toujours vert, nourri de la sève impérissable, symbole et gage d’éternité. »

IV. La pensée de M. Fouillée est vivante et mobile ; elle se laisse malaisément enfermer dans des formules et se dérobe à la critique. Aussi est-ce tout avantage que d’y revenir après quelque intervalle et de l’apprécier comme à distance, en mettant à profit les premières objections qu’elle a soulevées[1]. Car la polémique, si stérile d’ordinaire pour les adversaires aux prises, est très instructive pour le lecteur. Dernièrement, M. Fouillée et M. Renouvier se rencontraient dans une discussion des plus courtoises[2] ; mais l’auteur étant plein de son sujet, et le critique rapportant tout, comme il le dit, à son propre point de vue, ils ne se sont guère entendus, non plus que des étrangers parlant une langue différente. En revanche, comme le spectateur était bien placé pour juger de la tournure des esprits, pour reconnaître l’orientation des doctrines !Comme il voyait bien que la plupart des coups portaient à faux, précisément parce que les objections faites du dehors à un système, bonnes pour signaler quelque vice de composition dans l’œuvre ou pour accuser quelque divergence d’opinion, laissent passer intact le système lui-même ! Et comme il se trouvait naturellement amené à entrer enfin dans la pensée de l’auteur pour en reconstruire, autant que possible, la genèse intime ! Pour comprendre les idées, il ne faut pas les traiter comme une chose morte ; il faut leur rendre le mouvement et la vie, il faut les repenser. Essayons donc de retrouver l’idée première, organique, de la théorie de M. Fouillée.

M. Fouillée a d’abord voué son génie à la métaphysique, et ses premières amours, on le sait, n’ont pas été infécondes. Mais un temps vint où il fut conduit, probablement par la préoccupation des questions sociales, à délaisser les considérations religieuses et transcendantes pour le point de vue positif et relativiste auquel l’homme apparaît comme un membre de la société, et la société comme un moment de l’évolution historique. D’une part, il voyait dans la conciliation du déterminisme et de la liberté un trait d’union tout indiqué entre la science et la conscience ; et d’autre part il croyait tenir dans la liberté le principe commun de la justice et de la fraternité, c’est-à-dire le fondement de l’ordre social. La sociologie se dessinait ainsi à ses yeux comme une science aisément superposable aux sciences inférieures, et réconciliant en son sein la nécessité mécanique et historique avec l’idéale moralité. Il ne restait qu’à précipiter l’absolu moral dans le devenir en coupant le câble qui l’attachait encore au rivage de la métaphysique, de manière à voguer de conserve avec les doctrines qui portent de nos

  1. Voir dans le Temps du 5 janvier 1879 un article de M. Janet, et la Critique philosophique, numéros 7, 14, 22, année 1879.
  2. Voir Critique philosophique, numéro 22, 1879.