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d’assez grands développements, outre qu’elle est une pure hypothèse, est contraire aux faits. Comment ! M. Maury lui-même cite sa propre expérience et constate que les images les plus fugaces, les rencontres les plus banales, auxquelles il n’a prêté nulle attention, laissent dans son cerveau une trace fidèle et durable ; c’est ainsi que la figure d’un monsieur qu’il doit avoir vu jadis rue de Clichy — mais il ne s’en souvient nullement — se dessine dans ses rêves avec une telle exactitude, qu’il le reconnaît immédiatement dans la rue ; c’est ainsi encore qu’une autre fois il est poursuivi de trois noms de pharmaciens associés chacun à un nom de ville de France, et le hasard lui met un jour sous les yeux un vieux journal qui les portait dans sa feuille d’annonce ; comment donc, après cela, peut-il s’aventurer à dire que le contenu de la mémoire est limité et qu’un souvenir chasse l’autre ? Moi-même, j’ai vu se revivifier en moi le nom barbare de l’Asplenium et d’une gravure qui ne m’a pas plus frappé que les milliers et milliers d’autres gravures que j’ai eues sous les yeux depuis que je lis des livres ; on a observé cent fois chez les hystériques, les extatiques, les hallucinés, des phénomènes de ressouvenir tout à fait extraordinaire ; un seul de ces faits ne suffit-il pas pour renverser toute cette théorie, plus spécieuse que solide ? Mais il y a mieux. La transmission aux enfants des qualités et des traits des parents prouve sans réplique l’infinie puissance de condensation de la substance vivante. Car qu’est-ce que l’ovule fécondé ? Un atome en étendue, et pourtant dans cet atome se sont accumulés et s’accumulent sans relâche tous les caractères physiques de l’espèce et déjà bon nombre de caractères individuels, outre les instincts, les dispositions, le génie peut-être, et le germe des plus brillantes découvertes. Il y a cependant quelque vérité dans l’opinion qui veut que la mémoire, non-seulement se fatigue, mais s’oblitère. Si un souvenir ne chasse pas l’autre, on peut du moins prétendre qu’un souvenir empêche l’autre, et qu’ainsi, pour la substance cérébrale, chez l’individu, il y a un maximum de saturation ; tandis que, considérée dans la succession des êtres, elle montre, au contraire, comme il vient d’être dit, une aptitude indéfinie à se compliquer tous les jours davantage. C’est que l’on verra dans le chapitre suivant.

Terminons et concluons. Si l’intelligence suprême voit écrite toute l’histoire du monde dans un seul grain de sable perdu au milieu des dunes qui bordent l’Océan, une intelligence finie pourrait presque tout aussi facilement lire dans l’âme d’un être sensible les impressions qu’il a reçues, les émotions qu’il a ressenties, les désirs auxquels il s’est abandonné, les joies et les déceptions qui se sont partagé son existence.