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mier ordre. Il faudra l’action de Hume, pour que son génie métaphysique s’éveille. On peut dire que, de 1760 à 1770, les sciences morales prennent dans la curiosité de Kant la place qu’avaient occupée jusque-là les sciences physiques et mathématiques. Nous avons vu précédemment, en effet, qu’à partir de cette époque Kant se montre surtout préoccupé d’appliquer à l’étude de l’homme les méthodes des sciences de la nature. C’est le dessein commun des traités sur Les grandeurs négatives (1763), sur L’évidence de la théologie et de la morale (1764), sur Les songes des visionnaires (1766). Le même esprit inspire son enseignement à l’Université de 1764 à 1766, à en juger par l’intéressante notice qui en accompagne et en explique le programme, aussi bien que par le témoignage cité plus haut de Herder. Tel est enfin l’objet que Kant poursuit dans les leçons de géographie physique, d’anthropologie et de pédagogie, continuées pendant tant d’années, les unes sans interruption, les autres à diverses reprises, depuis 1760 environ. Ce changement dans les goûts et les études de Kant, l’étude des moralistes anglais contribua sans doute à le produire, en même temps que la lecture des œuvres de Rousseau. Mais ce dernier nous paraît bien l’avoir décidé ; en tout cas, son influence y est plus sensible que celle de Shaftesbury, d’Hutcheson et de Hume, dont les noms sont cités dans le programme de 1764. Nous la retrouvons presque à chaque pas que fait notre auteur. Qu’il s’en inspire pour les développer ou pour les combattre, comme le remarque justement M. Dieterich[1], les problèmes agités, les solutions proposées par le penseur genevois sont constamment présents à la pensée de Kant.

I

Il n’est pas sans intérêt de connaître son opinion sur l’écrivain, avant de rechercher quel jugement il porte sur ses idées. « La première impression qu’un lecteur, qui ne lit point par vanité et pour perdre le temps, emporte des écrits de J.-J. Rousseau, c’est que cet écrivain réunit, à une admirable pénétration de génie, une inspiration noble et une âme pleine de sensibilité, comme cela ne s’est jamais rencontré chez un autre écrivain, en aucun temps, en aucun pays. L’impression qui suit immédiatement celle-là, c’est celle de l’étonnement causé par les pensées extraordinaires et pa-

  1. Dieterich, Kant und Rousseau, Vorrede, p. vii.