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d. nolen. — les maîtres de kant

noble qu’ils sont plus généraux. Ces principes ne sont pas des règles spéculatives, mais la conscience d’un sentiment qui vit dans le cœur de tout homme et qui s’étend beaucoup plus loin que les principes particuliers de la pitié et de la bienveillance. Je crois tout comprendre en appelant ce sentiment le sentiment de la beauté et de la dignité de la nature humaine[1]. » Et Kant insiste sur sa pensée dans les Fragments. « L’homme simple a de très bonne heure un sentiment de ce qui est bien ; mais il n’en a que très tard ou même il n’en a jamais une notion précise. Ce sentiment doit être développé beaucoup plus tôt que la notion. Si on lui apprend d’abord à se diriger d’après des règles, l’homme n’aura jamais le sentiment du bien[2]. » Puisque la vertu repose sur le sentiment, elle a son plus puissant auxiliaire dans l’enthousiasme, la forme la plus haute du sentiment, ce Une âme sensible (Gefühlvollé) est ce qu’il y a de plus parfait au monde. Elle ne peut toujours se montrer sans doute dans l’éloquence, dans la poésie, dans le commerce social, dans le mariage même ; mais elle est le but suprême de la vie. » Cette noble sensibilité a besoin d’être alimentée par une imagination enthousiaste. « Cervantes aurait bien fait de ne pas tourner en ridicule l’imagination et la passion romanesque, mais de leur donner une meilleure direction[3]. » La lecture des romans, qui corrompt et énerve les âmes médiocres, rend capables d’enthousiasme les nobles caractères ; et cela n’est pas moins vrai des hommes que des femmes.

Comme nous sommes loin du formalisme abstrait et rigide auquel se complaira l’auteur de la Critique de la raison pratique ! Et combien Kant est étranger en ce moment à cette défiance systématique contre les mouvements de la sensibilité et de la nature, qui lui attirera plus tard la spirituelle épigramme de Schiller ! C’est qu’il est alors tout entier sous le charme du style et des idées de Rousseau. Il écoute avec ravissement les accents de la nature, lui qui n’avait encore entendu que le langage de la convention. Avant d’exercer la critique de son bon sens et de sa conscience contre les déclamations sophistiques du réformateur, il veut goûter sans réserve le charme et la vérité des peintures et des analyses de l’écrivain. Il sait bien que la sagesse de Rousseau produira auprès des prétendus sages l’effet de la folie. « Le bel art des cités antiques consistait à faire des citoyens autant d’enthousiastes (Phantasten) du bien public. Celui que le sentiment moral, comme le principe de ses actions, échauffe plus que la sensibilité émoussée, souvent grossière des

  1. Observations sur le beau et le sublime, trad. Barni, p. 254.
  2. Fragments, p. 616.
  3. Fragments, passim.