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Idées sur le commencement présumable de l’humanité ne l’ont découvert dans le passé, l’état idéal de satisfaction et de paix universelles, dont le rêve chimérique poursuit et trouble l’imagination de Rousseau. Notre siècle, après tout, n’est pas plus éloigné de la perfection que les siècles précédents. « Les plaintes contre la corruption croissante prouvent seulement que, plus on s’est élevé sur l’échelle de la moralité, plus on voit loin devant soi ; et que l’on juge d’autant plus sévèrement ce qu’on est, qu’on voit plus clairement ce qui devrait être. »

Les mensonges du luxe, de la politesse, que Rousseau déplore comme les plus grands fléaux de la société actuelle, ne sont pas aussi pernicieux que le croit son pessimisme historique.

« La vérité n’est pas la vertu essentielle dans la vie sociale : la belle apparence a ici son prix, comme dans la peinture. « Les hommes sont en général d’autant plus cilivisés qu’ils sont plus comédiens. Ils prennent l’apparence de la bienveillance, du respect, de la moralité, du désintéressement, sans tromper pour cela personne, car chacun sait que tout cela n’est pas sérieux. Il n’en est pas moins heureux que les choses aillent ainsi. Les hommes, après n’avoir été d’abord que des comédiens de vertus, s’habituent insensiblement à taire et finissent par aimer le bien. » (Anthropologie.)

Les problèmes de l’art, de la religion, de la culture scientifique, du droit et du progrès moral vont fournir à Kant de nouveaux et plus pressants motifs d’accentuer son opposition contre Rousseau.

La condamnation sans mesure prononcée par l’auteur du Discours sur les arts et les sciences contre l’action énervante et corruptrice des arts disparaît devant le plaidoyer ingénieux et éloquent que la Critique du jugement fait entendre en leur faveur. Personne n’avait analysé jusque-là avec tant de profondeur l’essence du jugement esthétique, ni déterminé avec autant de précision les caractères qui le distinguent de toute autre espèce de jugement. Nul n’avait mieux marqué l’action réciproque et en même temps l’indépendance mutuelle de l’art et de la moralité. Aimer le beau, c’est aimer l’ordre dans le développement des puissances de notre double nature sensible et intellectuelle : c’est donc aimer la fin que la moralité nous commande de poursuivre. Ce n’est pas, il est vrai, travailler à réaliser cette harmonie, et encore moins savoir, même sans espérance de succès, souffrir ou se sacrifier dans une telle poursuite. Qui niera pourtant qu’aimer le beau ou l’ordre, c’est se préparer à le vouloir, à lutter pour lui. Sans doute, on peut s’attacher à la beauté physique et oublier la beauté morale. Mais on n’aime alors qu’imparfaitement le beau. N’y a-t-il pas déjà d’ailleurs comme un germe de moralité