Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome IX, 1880.djvu/332

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une sorte de gamme des souvenirs ; sans cesse le long de cette échelle les images montent et descendent, évoquées ou chassées par nous, tantôt vibrant dans les profondeurs de notre être et formant comme une « pédale » confuse, tantôt éclatant avec sonorité par-dessus toutes les autres. Selon qu’elles dominent ainsi ou qu’elles s’effacent, elles semblent se rapprocher ou s’éloigner de nous, et nous voyons parfois la durée qui les sépare de l’instant présent s’allonger ou se raccourcir. Il est telle impression que j’ai éprouvée il y a dix ans et qui, renaissant en moi avec une nouvelle force sous l’influence d’une association d’idées ou simplement de l’attention et de l’émotion, ne me semble plus dater que d’hier : ainsi les chanteurs produisent des effets de lointain en baissant la voix, et ils n’ont qu’à l’élever pour paraître se rapprocher.

On pourrait multiplier sans fin ces analogies. La différence essentielle entre le cerveau et le phonographe, c’est que, dans la machine encore grossière d’Edison, la plaque de métal reste sourde pour elle-même, le passage du mouvement à la conscience ne s’accomplit pas ; ce passage est précisément la chose merveilleuse, et c’est ce qui se produit sans cesse dans le cerveau. Il reste ainsi toujours un mystère, mais ce mystère est encore moins étonnant qu’il ne le semble. Si le phonographe s’entendait lui-même, ce serait en somme beaucoup moins étrange que de penser que nous l’entendons ; or, en fait, nous l’entendons ; en fait, ses vibrations deviennent des sensations et des pensées. Il faut donc admettre une transformation toujours possible du mouvement en pensée, transformation bien plus vraisemblable quand il s’agit d’un mouvement intérieur au cerveau même que d’un mouvement venu de dehors. À ce point de vue, il ne serait ni trop inexact ni trop étrange de définir le cerveau un phonographe infiniment perfectionné, un phonographe conscient.

Guyau.