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la race. Au premier de ces deux objets se rattache plus ou moins directement tout ce que le sauvage possède… L’instinct de conservation conduit donc directement à celui de la propriété et au sentiment du droit qui est associé à celui-ci. »

On ne peut remonter au delà. L’instinct de conservation est primordial ; il est commun à l’homme et aux animaux.— C’est lui qui pousse l’animal à défendre la nourriture qu’il s’est procurée, l’habitation qu’il a construite. Il existe même chez les invertébrés ; il est contemporain de la plus obscure conscience de l’être ; on en peut surprendre les premières manifestations dans les réactions des organismes les plus élémentaires contre les excitations soit externes, soit internes. Le sentiment tout humain du droit plonge ainsi par sa racine jusque dans les couches les plus basses de l’animalité.

Mais, dit-on, la notion du droit individuel ne peut s’être formée de cette manière, parce qu’à l’origine la propriété personnelle n’existe pas. Nombreux sont en effet les partisans de la théorie qui soutient que chez les sauvages la vie de chacun est entièrement subordonnée à la vie de la tribu. À les en croire, l’homme, à ce degré de civilisation, ne possède rien en propre, pas même sa femme ni ses enfants, que la tribu peut vendre ou sacrifier aux dieux irrités. Ce n’est que plus tard que la désintégration de la tribu, en créant véritablement les liens sociaux de famille, a graduellement affranchi l’individu et institué la propriété privée. — M. Wake fait valoir de bonnes raisons contre cette hypothèse. « La vérité, dit-il, c’est que, dans la période la plus reculée de la culture humaine dont nous ayons quelque connaissance, celle qui est représentée par les naturels australiens, le droit de propriété privée est distinctement reconnu, et la notion de ce droit s’est développée jusqu’à s’appliquer à la propriété immobilière, comme la terre et les arbres, qui, à la mort du possesseur, passent à ses héritiers. L’idée que les enfants d’un homme appartiennent à la tribu n’a que bien peu de fondement dans les faits. Il y a fort peu de preuves que la tribu, comme telle, prenne quelque connaissance de l’existence des enfants, jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge de puberté et soient admis aux droits de tribu. L’existence presque universelle de l’infanticide chez les peuples sauvages, et l’autorité despotique exercée par le père dans sa maison, sont incompatibles avec la notion que les enfants appartiennent à là tribu. Peu vraisemblable est l’opinion, adoptée pourtant par Mac Lennan, sir John Lubbock, M. Morgan, que dans les premiers temps la communauté des femmes existait. M. Darwin est plus dans le vrai quand il remarque que, si nous regardons assez loin en remontant le cours du temps, il est extrêmement improbable qu’à l’origine les hommes et les femmes aient vécu à l’état de promiscuité. En jugeant d’après les habitudes sociales de l’homme tel qu’il existe aujourd’hui, et d’après ce fait qu’un très grand nombre de sauvages sont polygames, l’opinion la plus vraisemblable, c’est que l’homme primitif vécut d’abord en petites communautés et avec autant de femmes