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dition religieuse ne peut être ici d’aucune efficacité. Outre qu’il est toujours dangereux de lier indissolublement la morale et la foi, puisque le doute qui atteint Tune peut détruire l’autre, le prêtre est mal placé pour former des citoyens : détaché des intérêts de ce monde, il est disposé à ne pas distinguer entre les Césars et à leur rendre plus qu’il ne leur doit ; il prépare des élus pour la vie future, non des combattants pour la vie présente. L’histoire, comme l’a pensé Clifford, nous apprendra mieux que la religion comment il faut servir sa patrie, comment il faut vivre et mourir pour elle, quelles idées la font prospérer, quelles passions la mettent en péril ; cet enseignement historique sera en quelque sorte la contre-épreuve de la morale théorique : il nous montrera que ce qu’il est le plus beau et le plus noble de faire est aussi ce qui est le plus utile au pays et le plus utile aux individus.

La morale des Essais est fondée sur la doctrine de la sélection naturelle et sur l’existence d’une réalité psychique, d’un moi indépendant des circonstances physiques, bien que ses phénomènes soient déterminés parallèlement à ceux de la matière. Cette morale est, pour Clifford, une conséquence de sa métaphysique ; mais cependant elle peut s’en séparer. Nous pouvons admettre en effet la vraisemblance des lois évolutionnistes pour les sociétés humaines, sans les appliquer au reste de la nature, sans croire qu’au dernier atome inorganique corresponde un élément mental (mind stuff). Il nous semble que Clifford admet trop facilement la doctrine mécaniste qui fait des organismes et de la vie une simple complication de la nature inorganique. Il n’est pas certain, dans l’état actuel de la science, que la doctrine de Leibnitz soit fausse, et que l’univers ne soit pas composé d’un nombre infini d’êtres vivants dont les rapports seraient représentés par les phénomènes purement inorganiques ; la vie serait à la base et non au sommet de la réalité, et à la vie seule pourrait correspondre la pensée sous sa forme la plus simple.

Clifford a cru devoir étayer sa métaphysique elle-même sur une base psychologique bien fragile et dont heureusement elle est indépendante. Il affirme, avec Berkeley, avec Stuart Mill, que la perception est un phénomène tout subjectif, que le monde matériel dans son ensemble n’est qu’une image intellectuelle. Il ajoute à cette doctrine que la croyance même à d’autres esprits humains est un postulat qu’il n’essaye pas de justifier : c’est ce postulat qui nous fait voir les objets comme extérieurs à nous et qui les distingue des conceptions du rêve, car le rêve n’est perçu que par un seul esprit, tandis que la réalité peut être perçue par tous. Il faudrait, pour réfuter Clifford, critiquer la théorie de la perception de toute l’école anglaise et montrer que tous les phénomènes nous apparaissent immédiatement comme étendus. Dans cette étendue, nous distinguons les points où nous pouvons éprouver du plaisir et de la douleur et où nous pouvons déterminer une sensation musculaire : c’est notre corps ; le reste est le monde extérieur, et