Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome IX, 1880.djvu/519

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
509
j. sully. — le plaisir de la forme visuelle.

ment des écarts de cette régularité rigide, pourvu qu’il puisse grouper les détails, en gros et d’une manière générale, sous des rapports d’égalité et de symétrie. C’est ce qu’il fait dans ces formes plus libres de sculpture et de peinture qui distinguent un haut développement de l’art. Pourvu que cet écart de la forme n’apparaisse pas à l’œil comme une erreur, comme une impuissance à atteindre l’exactitude parfaite, en d’autres termes, pourvu qu’on s’aperçoive qu’il est voulu et pourvu qu’on sente qu’il est justifié, le fait de l’approximation fournit un plaisir très appréciable. L’imagination visuelle supplée ici au sens visuel et voit une justesse là où ce dernier, laissé à lui-même, ne verrait qu’une erreur.

Il est facile de voir, à l’aide de ce principe, que tous les arts visuels cherchent dans une certaine mesure à satisfaire le sentiment de l’œil pour la forme. Dans certains arts, comme la peinture, l’élément de forme est sans doute subordonné pour une bonne part aux exigences de l’imitation et d’une large variété pittoresque dans le détail. Même en sculpture, la régularité parfaite de la forme est sacrifiée, dans les époques de plus grande élévation artistique, à la variété d’exécution et à l’aisance naturelle. À vrai dire, le progrès de l’art est en grande partie un progrès dans la liberté d’exécution, comme nous pouvons le voir en comparant la symétrie rigide de Cimabué avec la gracieuse aisance de Raphaël, ou la régularité raide de la première sculpture grecque avec la liberté des œuvres postérieures et supérieures. Et pourtant les principes de la forme, tout en perdant de leur relief, ne sont pas complètement abandonnés. Une madone de Raphaël peut suggérer la forme pyramidale qu’un tableau d’autel plus primitif impose si naïvement à notre attention. En d’autres termes, dans les meilleures périodes de l’art, la forme ne fait que se déguiser : elle devient plutôt affaire de reconstruction imaginative, et elle fait appel à un genre plus délicat de perception esthétique. On peut ajouter que, de temps en temps, l’artiste se propose distinctement de satisfaire le sentiment de l’œil pour la forme par ce que l’on pourrait appeler un moyen enfantin. Un Turner même ne dédaigne pas de plaire à l’œil en introduisant dans ses tableaux des répétitions accidentelles de forme dans des objets différents[1].

Tout art vraiment bon rend ainsi hommage au principe de la forme. On peut aller plus loin encore et dire que l’effet caractéristique de l’asymétrie, dont les dessins japonais nous donnent plus d’un exemple, est dû, en réalité, à un juste sentiment de la forme.

  1. M. Ruskin fait rentrer cet effet dans sa loi de répétition. Il appelle l’attention sur deux exemples de ce fait dans les aquarelles de Turner exposées par lui en 1878.