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Th. ribot. — la memoire comme fait biologique.

phrase, d’un couplet de vers, d’un air musical pour la mémoire psychologique ?

Dans son mode d’acquisition, de conservation et de reproduction, nous trouvons donc la mémoire organique identique à celle de l’esprit. Seule la conscience manque à l’origine : elle accompagnait l’activité motrice ; puis elle s’est effacée graduellement. Parfois — et ces cas sont plus instructifs — sa disparition est brusque. Un homme sujet à des suspensions temporaires de la conscience continuait, pendant sa crise, le mouvement commencé : un jour, en marchant toujours devant lui, il tomba dans l’eau. Souvent (il était cordonnier) il se blessait les doigts avec son alêne et continuait ses mouvements pour piquer le cuir[1].

Dans le vertige épileptique, appelé « petit mal », les faits analogues sont d’observation vulgaire. Un musicien, faisant sa partie de violon dans un orchestre, était fréquemment pris de vertige épileptique (perte de conscience momentanée) pendant l’exécution d’un morceau. « Cependant il continue de jouer, et quoique restant absolument étranger à ce qui l’entoure, quoiqu’il ne voie et n’entende plus ceux qu’il accompagne, il suit la mesure[2]. »

Il semble ici que la conscience se charge elle-même de nous montrer son rôle, de le réduire à sa valeur et, par ses brusques absences, de bien faire voir qu’elle est dans le mécanisme de la mémoire un élément surajouté.

Nous sommes maintenant conduits par la logique à pousser plus avant et à nous demander quelles modifications de l’organisme sont nécessaires pour l’établissement de la mémoire. Quels changements a subis le système nerveux, quand un groupe de mouvements est définitivement organisé ? Nous arrivons ainsi à la dernière question qu’on puisse, sans sortir des faits, se poser à propos des bases organiques de la mémoire, et si la « mémoire organique est une propriété de la vie animale, dont la mémoire psychologique n’est qu’un cas particulier, tout ce que nous pourrons découvrir ou conjecturer sur ces conditions ultimes sera applicable à la mémoire tout entière.

Il nous est impossible, dans cette recherche, de ne pas faire une part à l’hypothèse. Mais en évitant toute conception à priori, en nous tenant près des faits, en nous appuyant sur ce qu’on sait de l’action nerveuse, nous évitons toute grosse chance d’erreur. Notre hypothèse est d’ailleurs apte à d’incessantes modifications. Enfin, à la place

  1. Carpenter, Mental Physiology, p. 75.
  2. Trousseau, Leçons cliniques, t. II, XLI, § 2. On trouvera au même endroit plusieurs autres faits de ce genre. Nous y reviendrons en parlant de la pathologie de la mémoire.