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opposé ou qu’une certaine modification de l’impression visuelle impliqué une certaine distance, ni qu’un mouvement des jambes le fera avancer, ni que l’objet qu’il voit se mouvoir est un animal vivant. On considérerait comme un abus de langage de demander à un autre s’il se rappelle que le soleil brille, que le feu brûle, que le fer est dur, que la glace est froide » [1]. Et pourtant, nous le répétons, dans une intelligence naissante, tout cela a été de la mémoire au sens strict.

Il n’est pas nécessaire d’ajouter que ce qui précède est une esquisse tout idéale, un schéma. Il serait doublement illusoire de vouloir découper en tranches nettes, une évolution qui se fait par transitions insensibles et qui de plus varie chez chaque individu.

Peut-on aller encore plus loin’? On le pourrait. Au-dessous des réflexes composés qui représentent la mémoire organique à son plus bas terme, il y a le réflexe simple. On peut admettre que ces réflexes, qui résultent d’une disposition anatomique innée, ont été eux-mêmes acquis et fixés par des expériences sans nombre dans l’évolution des espèces. On passerait ainsi de la mémoire individuelle à l’hérédité, qui est une mémoire spécifique. Il suffit d’indiquer cette hypothèse.

En somme, on voit qu’il est impossible de dire où la mémoire — soit psychique, soit organique — finit. Dans ce que nous désignons sous ce nom collectif de mémoire, il y a des séries ayant tous les degrés d’organisation, depuis l’état naissant jusqu’à l’état parfait. Il y a un passage incessant de l’instable au stable ; de l’état de conscience, acquisition mal assurée, à l’état organique, acquisition fixe. Grâce à cette marche continuelle vers l’organisation, une simplification, un ordre se fait dans les matériaux, qui rend possible une forme de pensée plus haute. Réduite à elle seule et sans contrepoids, elle tendrait à l’anéantissement progressif de la conscience ; elle ferait de l’homme un automate.

Supposons, par une hypothèse irréalisable, qu’un être humain adulte soit placé dans des conditions telles que tout état de conscience nouveau — perceptions, idées, images, sentiments, désirs — lui fasse défaut ; les séries d’états de conscience qui constituent chaque forme de l’activité psychique finiraient à la longue par s’organiser si bien qu’on ne trouverait plus en lui qu’un automate à peine conscient. Les esprits bornés et routiniers réalisent cette hypothèse en une certaine mesure. Confinés dans un cercle étroit, dont ils ont écarté autant que possible le nouveau et l’imprévu, ils tendent vers

  1. Herbert Spencer, Principes de psychologie, t. I, 4e partie, ch. VI. Ce chapitre est très important à lire pour la mémoire considérée au point de vue de l’évolution.