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les détails s’effacent ; comme les croyants, qui, ne voyant plus les difficultés, négligent tout ce qui n’est pas le dogme même, elle n’a qu’une idée dont elle frappe sans cesse, et de la philosophie compliquée de Kant elle ne retient que la distinction des phénomènes et de la chose en soi, que l’anéantissement du monde sensible qui lui permet de s’échapper dans une sphère surnaturelle où rien ne s’oppose plus à la liberté de son rêve. Elle a pour ses initiateurs une reconnaissance pieuse ; elle n’éprouve pas le besoin de jouer l’originalité et le génie ; elle dit elle-même : Chaque philosophe veut créer un monde ; je me contente d’être l’interprète fidèle des deux plus grands philosophes de l’Allemagne. Aussi elle écrit d’enthousiasme un véritable catéchisme, une exposition claire, simplifiée. Dans son culte pour ses maîtres, il y a de la dévotion ; elle parle de Kant comme Lucrèce d’Épicure : « Celui qui comprendrait bien à quelles profondeurs descend cette doctrine, quels horizons elle ouvre à l’esprit, celui-là laisserait tout pour se précipiter aux pieds de Kant. » Elle a des soucis maternels ; elle se préoccupe de l’éducation des enfants ; elle revient plusieurs fois sur cette idée qu’il serait facile de faire pénétrer la vérité dans les esprits libres de tout préjugé, et elle le sait sans doute. Enfin ce qui la charme dans le dogme nouveau, c’est qu’il garde l’indétermination du rêve, c’est qu’il ouvre un monde inconnu, mystérieux, où chacun peut se créer son paradis et découvrir ce qu’il aime, — philosophie musicale à laquelle peut-être n’est pas étrangère l’habitude de se livrer au bercement des grandes symphonies. Cet exemple sera-t-il suivi ? Pour les femmes qui ne peuvent séparer l’idée du sentiment, la philosophie se fera-t-elle religion ? Le cœur trouvera-t-il son apaisement dans cette foi mobile et toujours combattue ? Sous le flux des systèmes qui passent, sera-t-il possible de déterminer l’idée maîtresse qui les domine ? Quelle sera cette idée ? Quel sera ce dogme mouvant ? C’est ce qu’il appartient à l’avenir seul de nous révéler, et peut-être est-ce à cette œuvre que nous travaillons sans en avoir la claire conscience ?

G. Séailles.