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La plupart de ces sortes de malades se souviennent dans chaque accès de ce qu’ils ont fait ou dit pendant les accès précédents. L’ivresse présente des phénomènes analogues. J’ai lu quelque part l’histoire d’un domestique qui, ivre, avait porté un paquet à une fausse adresse et qui dut s’enivrer pour retrouver le chemin qu’il avait pris par erreur.

L’oubli n’est donc pas une preuve de l’effacement des traces. Mais il y a mieux. On a des exemples de ces malades qui gardent dans leur vie normale un certain souvenir de ce qui se passe en eux pendant leur vie anormale. M. Spitta[1] parle d’un somnambule qui, dans son état ordinaire, gardait la conscience de ce qu’il avait fait dans son état extraordinaire. Moi-même j’ai eu l’occasion d’observer avec soin une jeune fille très intelligente, chez qui, pendant deux ans, se sont manifestés des phénomènes d’hystérie bien caractérisés : hyperesthésies, extases, catalepsie, etc. Il y a plusieurs années qu’elle est complètement guérie. Je l’ai interrogée dernièrement, et je puis garantir la parfaite sincérité de ses réponses. Elle se rappelle assez bien une partie des idées ou des gestes bizarres auxquels elle se livrait. Elle y mettait, me dit-elle, une certaine complaisance : une force inconnue la poussait ; mais, même dans ses accès, elle sentait qu’elle aurait pu lui résister ; c’est la volonté seule qui faisait défaut[2]. Elle m’a décrit fidèlement certaines scènes dont j’avais été témoin, et certains rôles qu’elle avait soutenus pendant des jours et des semaines. Ainsi, elle posait pour n’avoir pas besoin de nourriture, et elle m’a avoué qu’elle mangeait en cachette.

Qu’il y ait, à côté de ces points, d’autres points dont elle n’a gardé aucun souvenir ; que la plupart des hystériques et des somnambules ne puissent, dans leur vie normale, se rappeler absolument rien de leur vie anormale ; que certains malades, une fois guéris, n’aient nulle souvenance de ce qui s’est passé en eux pendant leur maladie ; je n’y contredis point. Mais tous ces faits prouvent uniquement que, pour eux, les occasions de se souvenir sont rares ou introuvables. N’ai-je pas, pendant seize ans, cherché l’énigme de mon Asplenium ? Et, si je ne m’étais souvenu de mon rêve, me douterais-je seulement que j’aurais ce nom gravé d’une manière indélébile dans ma mémoire ?


Me voilà revenu, par un long circuit, à mon point de départ, et

  1. Die Schlaf-undTraumzästunde, p.267.
  2. Aveu caractéristique. J’ai toujours pensé que l’aberration de la volonté était pour beaucoup dans la conduite des hystériques.