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cette vie, avant de réclamer pour elle la possibilité d’un progrès indéfini dans l’avenir. Il suffit sans doute pour la réalité de ce commencement d’un seul acte accompli par la volonté exclusivement en vue et par respect de la loi morale ; le progrès dans la voie ainsi ouverte résultera de l’exécution de plus en plus constante d’actes semblables. Mais Kant lui-même nous déclare expressément qu’on ne saurait prouver qu’un acte de ce genre ait jamais été accompli dans la vie d’un homme. « Il est absolument impossible de constater par l’expérience avec une pleine certitude un seul cas où le motif d’une action, d’ailleurs conforme au devoir, ait reposé exclusivement sur des raisons morales et sur l’idée du devoir[1]. » Et le témoignage direct de la conscience n’éclaire pas mieux l’individu sur ses véritables intentions, que l’expérience ne lui permet de lire dans le cœur d’autrui. Qu’on n’espère pas échapper à la difficulté, en soutenant que la vertu peut toujours commencer son œuvre dans l’autre vie. Kant déclare (Religion dans les limites, etc.) que nous n’avons droit de juger de ce que nous serons un jour, que par ce que nous avons été ici-bas. Il reprend et développe la même pensée dans l’Essai sur La fin de toutes choses. « Les principes de conduite qui nous ont guidés jusqu’à notre mort continueront de nous dominer dans la suite, et nous n’avons pas la moindre raison d’admettre que l’avenir changera quelque chose à nos dispositions. » Si nous ne pouvons ni constater l’existence de la vertu sur cette terre, ni démontrer qu’elle se réalisera plutôt dans l’autre vie que dans la vie présente, comment prouver théoriquement la possibilité d’une marche indéfinie de l’âme vers la sainteté, alors que rien ne nous garantit qu’elle ait fait ou qu’elle fera jamais le premier pas dans cette voie ?

On est obligé de recourir à l’intervention de la bonté divine ; là seulement nous trouvons la garantie, que nous demandons en vain à l’expérience et au raisonnement. Et Kant incline, dans la Religion, à croire que l’action de la grâce divine suffit à rendre la volonté humaine capable de faire le bien et de se perfectionner, pourvu qu’elle se rende digne de ce concours céleste. Il n’admet pas pourtant que la bonté divine ait le pouvoir de transformer le méchant en homme de bien.

En résumé, nous n’avons aucun moyen de prouver que la vertu se réalise ici-bas ou ailleurs, encore moins qu’un progrès infini lui soit réservé, ou seulement qu’il soit possible. Tout le raisonnement se résout en une pure pétition de principe : « Les bonnes âmes, comme dit Kant, seront sans doute très disposées à s’en contenter ;

  1. Fondement à la métaphysique des mœurs.