Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXV, 1888.djvu/166

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
156
revue philosophique

l’étendue par le sens de la vue, soit avant, soit après l’éducation de ce sens par le sens musculaire, puisque ce qui est objet de sensibilité musculaire ne peut certainement pas devenir objet de vision. Dès lors les couleurs seraient pour nous simplement des signes par lesquels nous serait rappelée l’étendue véritable, c’est-à-dire la série musculaire de nos sensations. Ainsi nous ne verrions pas à distance, et ce que l’on désigne par ce mot de vision à distance, ce serait simplement l’évocation dans notre esprit de la série des pas qu’il y aurait à faire pour atteindre l’objet : nous ne verrions pas même en superficie, et voir une surface colorée dans l’espace, ce serait simplement se ressouvenir des mouvements du bras ou du corps qu’il faudrait exécuter pour la parcourir[1]. On peut soutenir encore que, ne voyant point l’espace primitivement et par le seul exercice de l’œil, nous apprenons à le voir, et que la vision de l’espace est chez nous le résultat des associations contractées entre les sensations visuelles naturellement dépourvues du caractère extensif, et les sensations musculaires qui possèdent au contraire ce caractère. Ainsi ce qui différencie les deux thèses, c’est que la première nous refuse toute vision de l’espace, et que la seconde nous accorde cette vision, mais seulement après éducation faite du sens de la vue par le sens musculaire.

La première thèse, on ne peut le nier, est en soi d’une correction parfaite : c’est par le sens musculaire que nous percevons l’espace ; donc c’est une idée musculaire que nous en avons, et par conséquent nous ne pouvons pas en avoir d’idée visuelle : à cela il n’y a rien à dire, du moins au point de vue purement théorique. Seulement c’est une thèse absurde, et qui constitue le défi le plus étonnant peut-être qui ait jamais été jeté à la conscience du genre humain. Elle implique en effet qu’un adulte dont les yeux ont un fonctionnement normal ne voit point les couleurs les unes en dehors des autres, puisque les voir ainsi c’est les voir dans l’espace ; qu’il ne les voit dans aucune direction, puisque la direction encore suppose l’espace ; qu’il ne les voit point étendues ; qu’il ne voit aucun corps, puisque les corps sont nécessairement étendus ; et enfin qu’il est aveugle, puisque c’est être aveugle que de ne pas voir les corps, alors même qu’on voit les couleurs. Il va sans dire que de pareilles propositions ne se discutent pas.

  1. Il y aurait déjà bien à dire sur cette conception d’une couleur qu’on suppose ne pas nous apparaître dans l’espace, et qui pourtant doit nous apparaître comme la couleur d’un objet, puisqu’on parle de se porter vers l’objet qui possède cette couleur ; mais nous laisserons de côté ce point pour ne pas compliquer à l’excès une question déjà assez difficile, et sur laquelle les idées sont généralement si confuses.