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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

portée que nous leur attribuons, deux notions de l’espace absolument hétérogènes et irréductibles entre elles. Sans doute c’est là une divergence de vues dont l’importance est extrême quant à la théorie de la perception ; mais jusqu’ici nous restons fidèle aux principes de la doctrine empiristique que Stuart Mill et Bain paraissent opposer à Kant. Ce qui pourrait commencer à créer un désaccord à cet égard, c’est la seconde réforme apportée par nous à la théorie de nos auteurs. Il nous a semblé que les séries de nos sensations musculaires, soit de l’œil, soit des organes locomoteurs, étant essentiellement successives, le caractère de simultanéité de nos perceptions de l’espace demeurerait inexplicable, si, pour en rendre compte, on persistait à s’en tenir à ces sensations. C’est pourquoi nous avons fait au nativisme cette concession d’admettre que les sensations spécifiques de chacun des deux sens, sensations de couleur pour la vue, et de résistance pour le toucher, sans être, comme le prétend le nativisme, les seules qui contiennent la notion d’étendue, concourent avec les sensations musculaires à la formation de cette notion ; et comme, dans la perception de l’étendue, il est impossible de discerner l’un de l’autre et de dégager les deux éléments qui le composent, nous avons dû supposer, avec M. Wundt, que ces deux éléments s’y trouvent, non pas unis, ni mélangés, mais combinés au point de former un tout dont les propriétés different radicalement des leurs, ainsi qu’il arrive dans toutes les combinaisons chimiques. Par là, si nous sommes dans le vrai, le nativisme et l’empirisme se trouveraient réconciliés, puisque notre théorie reconnaît dans chacun d’eux une part de vérité. Mais qu’on ne s’y trompe pas, cette réconciliation est en réalité tout au profit de l’empirisme, car la conception dans laquelle elle s’opère présente très nettement accusé le caractère distinctif et fondamental de toute théorie empiristique, qui est de faire de l’espace un objet, non de perception, ni d’intuition, mais de construction par les organes. Au fond, toutes les différences entre le nativisme et l’empirisme se réduisent à une seule, ou tout au moins s’effacent devant celle-là : les nativistes croient que l’espace est donné, tout fait d’avance, et que nos organes nous servent à en prendre connaissance ; les empiristes croient que l’espace est à faire, et que c’est nous-mêmes qui, perpétuellement, le créons dans l’opération par laquelle nous croyons le percevoir[1]. S’il en est ainsi, il est absolument évident que la solu-

  1. Voilà ce que les représentants de l’école anglaise ont fort bien vu, mais ce qu’ils ont vu seuls, à ce qu’il semble, parmi tous les philosophes qui se donnent à eux-mêmes le nom d’empiristiques ; car tous les psychologues et physiologistes allemands, sans en excepter Helmholtz, supposent plus ou moins impli-