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BINET. — sur les altérations de la conscience

sous quelle forme ces perceptions pénètrent dans la conscience du sujet. Ainsi que nous l’avons déjà dit d’une façon générale, la sensation tactile ou musculaire qu’on provoque perd le caractère du sens auquel elle appartient. Le sujet, si on ne l’avertit pas, ne se doute pas qu’on explore sa sensibilité ; et, lorsqu’il perçoit l’excitation, il ne la localise pas à l’extérieur, à la périphérie de son membre. Le témoignage de tous les malades sur ce point est absolument concordant. Il ne s’agit donc point ici d’une perception tactile ou musculaire, dont l’intégrité prouverait que l’anesthésie a disparu dans le membre en expérience. Il s’agit d’une idée, d’une image consciente qui est suscitée dans l’esprit du sujet par l’impression périphérique, laquelle reste constamment ignorée.

Ceci posé, on comprend facilement que, si ce phénomène a passé si longtemps inaperçu, c’est que, dans les explorations ordinaires de la sensibilité, on interroge directement les malades sur les sensations qu’ils éprouvent et non sur les idées qui leur viennent à l’esprit. Cela suffit pour obtenir une réponse presque toujours négative, et on en a conclu trop vite que l’excitation du membre anesthésique ne pénètre jamais, sous aucune forme, dans la conscience du sujet. On voit combien il faut peu de chose pour passer à côté d’un fait nouveau sans le voir.

Pour retrouver sous forme d’idées, dans l’esprit du malade, l’excitation tactile ou musculaire qu’on vient de porter sur une région anesthésique, il faut lui laisser ignorer complètement l’expérience qu’on poursuit, et lui demander, pendant qu’on l’excite, à quoi il pense ou, mieux encore, le prier de penser volontairement à quelque chose. On voit alors les malades choisir précisément l’idée de l’excitation qu’on leur fait subir à leur insu.

De quelle nature est cette idée ? La plupart des malades qui sont assez intelligents pour répondre sur ce point délicat de psychologie, affirment qu’ils voient le chiffre ou la lettre qu’on leur a fait écrire, ou le mouvement de leur main que l’opérateur détermine.

Lorsque la perception ne peut pas se faire exactement, le sujet décrit une image visuelle qui manque de netteté. Ainsi, lorsqu’on agite un doigt de Léonie Lavr… (côté anesthésique) et qu’on lui dit de penser à un doigt de sa main, elle ne voit pas sa main entière, mais deux ou trois doigts qui remuent ; et voyant aussi bien l’un des doigts que l’autre, elle ne sait pas lequel choisir. Tout ce que nous retiendrons de ce qui précède, c’est que, dans la plupart des cas, la perception tactile ou musculaire se fait sous la forme visuelle. Nous décrirons donc toujours le phénomène, pour abréger la description, comme une perception visuelle d’une sensation tactile ou musculaire.