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JANET.introduction a la science philosophique

Hegel, dans son Histoire de la philosophie, critique sévèrement ce qu’il appelle la philosophie de l’entendement, c’est-à-dire la philosophie du xviiie siècle que l’on appelle en Allemagne die Aufklārung (la philosophie des lumières), et que Schelling, par ironie, appelait die Ausklārung (l’absence de lumières). Le caractère de cette philosophie, dit Hegel, est de voir partout des contradictions ; son procédé est ce qu’il appelle Entweder Oder (ou ceci ou cela). Mais elle oublie qu’il y a toujours un troisième terme (ein Drittes). Hegel raille particulièrement comme basse et peu philosophique la polémique banale contre les mystères chrétiens : Un ne peut pas être trois ; — Un Dieu ne peut se faire homme ; — Nul n’est responsable des fautes d’autrui. Il n’a pas assez de mépris pour ce qu’il appelle la platitude (die Pläterei) de cette philosophie. Il veut dire par là que la philosophie des mystères est supérieure en profondeur au pur rationalisme, au déisme populaire de Voltaire et de Rousseau.

Tous les plus grands philosophes ont eu le sentiment qu’au-dessus de la sphère des idées claires et distinctes revendiquées par Descartes, au-dessus de la philosophie humaine, si l’on peut parler ainsi, c’est-à-dire de la philosophie adaptée et proportionnée à nos facultés, il y a place pour une philosophie supérieure correspondant, dans l’ordre philosophique, à la doctrine des mystères en théologie. Comment en effet oserait-on soutenir que notre raison est la mesure de l’ordre des choses et qu’il n’y a rien au delà de ce que nous pouvons comprendre clairement et distinctement ! Et n’est-ce pas la raison elle-même qui reconnaît qu’il y a quelque chose au-dessus d’elle ? Bien plus, sans pouvoir saisir distinctement cet au delà, ne peut-elle pas en avoir le pressentiment, la perspective, et essayer d’atteindre une représentation inadéquate sans doute, mais aussi rapprochée que possible de cette région suprême qu’elle ne peut qu’entrevoir, sans cependant y être absolument aveugle ? C’est cette région que nous appelons le champ des mystères en philosophie.

Montrons-le par quelques exemples. S’il y a une philosophie avide des idées claires et distinctes, et qui ait essayé de rapprocher l’évidence philosophique de l’évidence géométrique, qui ait enfin cherché à écarter le sentiment et l’imagination du domaine de la philosophie, c’est assurément celle de Descartes. Eh bien, Descartes lui-même ne s’est pas contenté d’une philosophie à mi-côte, bornée aux vérités de raison, et ne dépassant pas les limites de l’entendement. Il ne s’est pas contenté de ces simples et lumineuses démonstrations de l’existence de Dieu qui ont pu faire un instant l’illusion que la philosophie allait devenir une science exacte comme la géométrie elle-même. Non, il est monté beaucoup plus haut et il semble avoir