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ANALYSES.carrau. Philosophie religieuse en Angleterre.

et un écrivain de l’Amérique du Nord ». C’est élargir un peu librement le domaine de cette philosophie, qui, à ce compte, se trouverait enrichie de bien d’autres noms, dont la littérature naissante des États-Unis est fière à bon droit et qu’elle ne céderait pas volontiers. Que dirait-on si nous faisions nôtres sans plus de formalités tous les écrivains qui le sont par la langue, les Secrétan par exemple, les Naville ou les Delbœuf ? pourtant ils écrivent dans nos revues et sont chez nous aussi connus que chez eux-mêmes. Les Anglais, d’ailleurs, n’ont garde de se prêter à ces confusions ; loin qu’on les trouve disposés à s’annexer ce qui se fait hors de chez eux, on les voit au contraire chez eux-mêmes pousser le respect des distinctions jusqu’à ne pas mêler volontiers toutes les productions du Royaume-Uni. Ils ont soin, par exemple, d’appeler écossais ce qui est écossais, par égard sans doute pour une ancienne autonomie, qui, de son côté, ne se laisse pas oublier.

Ainsi l’ouvrage eût pu, selon nous, ne pas comprendre M. Abbot ; il eût mieux valu, en revanche, qu’il comprit Locke. Le laisser en dehors sous prétexte qu’on ne veut que continuer l’œuvre de M. de Rémusat, œuvre que nul ne saurait reprendre sans témérité, c’est, pour une raison tout extérieure, insuffisante, en vérité, s’interdire d’entrer dans son sujet par la porte naturelle et de l’éclairer de son vrai jour. Berkeley, Hume et les autres n’ont-ils pas eu aussi leurs historiens, qui, sans être M. de Rémusat, ont toutefois singulièrement défloré la matière ? Et si M. Carrau a très bien fait néanmoins de reprendre à son point de vue des doctrines fort connues, mais dont le côté religieux n’a pas été selon lui suffisamment étudié, ne croit-il pas que sous ce même rapport il reste beaucoup à dire sur Locke ? Pour moi, je conçois au contraire une étude sur la philosophie religieuse de Locke comme susceptible d’être neuve en très grande partie, ou renouvelée, et cette étude m’apparaît presque comme l’introduction naturelle et la clef même d’une histoire de la philosophie religieuse en Angleterre.

Il est vrai que je songe, en disant cela, à une histoire proprement dite, quoique partielle, à une histoire qui se proposerait avant tout, sinon exclusivement, de nous peindre l’esprit anglais, à la fois si positif et si religieux, aux prises avec les suprêmes difficultés métaphysiques, conciliant à sa manière, non sans gaucherie, ces deux tendances ailleurs contraires, le besoin de voir et de toucher pour croire, le besoin de croire à ce qui ne se voit ni ne se touche. Locke, à cet égard, est pour moi l’esprit anglais en personne, non dans ce qu’il a d’inférieur, de rude ou au contraire d’exceptionnel et de raffiné ; mais l’esprit philosophique anglais aussi fin, souple et délicat qu’il peut l’être tout en restant d’une puissance moyenne, le pur esprit anglais livré à lui-même, non modifié par la culture théologique. Berkeley, par qui M. Carrau commence, a beau être sans comparaison un plus grand métaphysicien, sa doctrine est, par cela même, beaucoup moins caractéristique de l’esprit anglais, par suite, historiquement, d’une signification bien moin-