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ANALYSES.carrau. Philosophie religieuse en Angleterre.

vement. Mais si ce même esprit de liberté n’était pas plus fort qu’elles et ne profitait pas de leurs divisions, on les trouverait unanimes au fond pour dénoncer comme incompatible avec l’ordre public l’indépendance à l’égard de toutes les Églises, à plus forte raison à l’égard des dogmes de la religion naturelle[1]. Cela n’est pas, il est vrai, particulier aux sectes anglaises ; mais ce qui est, croyons-nous, un trait caractéristique de la philosophie religieuse en Angleterre, c’est ce mélange des préoccupations pratiques et des aspirations religieuses. Nulle part la religion naturelle n’est restée plus formaliste, plus sèche, plus dépendante des traditions positives et mêlée de considérations temporelles.

Nous voilà loin des discussions sur l’existence et les attributs de Dieu dans lesquelles nous jette d’emblée M. Carrau. Ces discussions sont intéressantes et retracées avec une exactitude scrupuleuse : c’est rendre assurément un signalé service à l’histoire de la philosophie, que de tirer ainsi d’une façon qui mérite une confiance absolue, la pensée métaphysique d’un Berkeley, d’un Hume, d’un Hamilton. Pour Butler, qui seul obtient deux chapitres, c’est peut-être beaucoup d’honneur. Le talent de l’historien ferait tout lire ; mais on ne garde pas de ces deux chapitres l’impression que l’oubli dans lequel Butler est tombé fût bien injuste, ni qu’en l’en tirant l’auteur ait sauvé des idées très originales ou très fortes. En rapprochant de Berkeley cet autre évêque qui n’a guère de commun avec lui que la dignité épiscopale et le zèle actif pour la défense de la religion, en nous exposant par le menu sa morale parfois un peu plate, bien que saine, et sa métaphysique si maigre, M. Carrau a comme alourdi le vol de son ouvrage. Écrire une histoire de la philosophie religieuse en Angleterre où manquent presque entièrement les considérations proprement historiques sur la religion en Angleterre et sur l’attitude des philosophes à son égard, réduire cette expression « philosophie religieuse » au sens qu’elle a pris chez nous dans l’école spiritualiste, de théologie rationnelle, c’était déjà restreindre volontairement l’intérêt de son livre et le nombre de ses lecteurs. Suivre pas à pas la dialectique profonde de Berkeley, tout évêque qu’il est, de Hume, toujours si original, de Hamilton, de Mill, de Spencer, tous esprits critiques si vigoureux, c’était au moins s’assurer l’attention curieuse d’une clientèle étroite, mais spécialement compétente. Mais donner une si grande place à Butler, et cela au commencement de l’ouvrage, avant de nous avoir fait connaître le mouvement de libre pensée contre lequel il est en réaction, n’est-ce pas trop modestement se donner l’air d’exhumer à plaisir, dans la littérature anglaise, ce qui ressemble le plus aux banalités de notre théodicée classique ? L’intérêt se relève avec le chapitre

  1. On peut voir, dans Huxley (Lay Sermons) et dans Herbert Spencer (Introduct. à la science sociale), un aperçu des attaques auxquelles les philosophes et les savants sont parfois en butte chez nos voisins de la part des Églises. Jamais à coup sûr elles n’ont été chez nous plus violentes.