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ANALYSES.tönnies. Gemeinschaft und Geselschaft.

sance vraie que dans la mesure où il représente les idées communes, les intérêts communs ; or à mesure que la Gemeinschaft régresse, le nombre de ces idées, l’importance de ces intérêts diminuent progressivement. L’état de guerre que la société recèle dans son sein ne peut pas ne pas aboutir un jour ou l’autre, ne pas produire ses conséquences naturelles, à savoir la rupture de tous les liens sociaux, la décomposition du corps social. Ainsi la vie des sociétés comprend deux grandes phases, le communisme et le socialisme, mais ce dernier est le commencement d’une fin plus ou moins prochaine. C’est ainsi qu’est morte la société gréco-romaine, et en ce moment nous voyons de nouveau se dérouler sous nos yeux le même processus.

Telle est la conclusion du livre. La matière qu’il embrasse sous un petit volume est en réalité trop vaste pour qu’il soit possible de discuter à fond les théories de l’auteur. Je veux seulement dégager les points sur lesquels il y aurait lieu de faire porter la discussion.

Comme l’auteur, je crois qu’il y a deux grandes espèces de sociétés et les mots dont il se sert pour les désigner en indiquent assez bien la nature : il est regrettable qu’ils soient intraduisibles. Comme lui j’admets que la Gemeinschaftest le fait premier et la Gesellschaft la fin dérivée. Enfin j’accepte dans ses lignes générales l’analyse et la description qu’il nous fait de la Gemeinschaft.

Mais le point où je me séparerai de lui, c’est sa théorie de la Gesellschaft. Si j’ai bien compris sa pensée, la Gesellschaft serait caractérisée par un développement progressif de l’individualisme, dont l’action de l’État ne pourrait prévenir que pour un temps et par des procédés artificiels les effets dispersifs. Elle serait essentiellement un agrégat mécanique ; tout ce qui y reste encore de vie vraiment collective résulterait non d’une spontanéité interne, mais de l’impulsion tout extérieure de l’État. En un mot, comme je l’ai dit plus haut, c’est la société telle que l’a imaginée Bentham. Or je crois que la vie des grandes agglomérations sociales est tout aussi naturelle que celle des petits agrégats. Elle n’est ni moins organique ni moins interne. En dehors des mouvements purement individuels, il y a dans nos sociétés contemporaines une activité proprement collective qui est tout aussi naturelle que celle des sociétés moins étendues d’autrefois. Elle est autre assurément ; elle constitue un type différent, mais entre ces deux espèces d’un même genre, si diverses qu’elles soient, il n’y a pas une différence de nature. Pour le prouver, il faudrait un livre ; je ne puis que formuler la proposition. Est-il d’ailleurs vraisemblable que l’évolution d’un même être, la société, commence par être organique pour aboutir ensuite à un pur mécanisme ? Il y a entre ces deux manières d’être une telle solution de continuité qu’on ne conçoit pas comment elles pourraient faire partie d’un même développement. Concilier de cette manière la théorie d’Aristote et celle de Bentham, c’est tout simplement juxtaposer des contraires. Il faut choisir : si la société est un fait de nature à son origine, elle reste telle jusqu’au terme de sa carrière.