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comprit qu’un tel droit n’est pas le droit ; et, sans racheter toute la Grande-Bretagne comme on avait fait de l’Irlande, l’État frappa de tels impôts les terrains en friche, il intervint si péremptoirement dans les contrats entre le seigneur et le tenancier que son domaine éminent devint bientôt la propriété effective, et qu’au point de vue économique, le propriétaire nominal ne fut plus guère entre le cultivateur et le Trésor qu’un intermédiaire, toujours autorisé, d’ailleurs, à se liquider et à disparaître, lorsqu’il y trouverait son avantage.

— Je commence à vous comprendre. Lorsque je me suis… endormi, on parlait déjà beaucoup de la nationalisation du sol. Henry George aux États-Unis, Russell Wallace en Angleterre, naturaliste de grand renom, l’un des pères de l’évolutionnisme, qui faisait alors beaucoup de poussière, Colins sur le continent, préconisaient cette mesure ; mais on n’y faisait pas grande attention. Leurs adversaires affectaient d’englober cette question dans celle de la propriété personnelle en général. À vrai dire, on ne prenait pas la peine de les réfuter, on levait les épaules, ou, lorsqu’on commençait à s’inquiéter, on menaçait.

— Ce que vous me dites ne me surprend pas ; la thèse de l’appropriation exclusive du sol à titre permanent ne se présente pas bien sur le terrain de la doctrine pure. Le poignard et la corde étaient les vrais arguments contre les fils de Cornélie.

— Les fils de Cornélie, Dieu que c’est littéraire ! mais n’est-ce pas un peu pédant ?

— Pédantesque, s’il vous plaît, pédantesque ! mais pédantesque ou non, vous me comprenez : ces grands messieurs plébéiens de Rome, Tiberius et Caius Gracchus, voulaient contraindre les patriciens à restituer les domaines qu’ils s’étaient taillés dans les terres de l’État, ager publicus, et ils en furent les mauvais marchands. Mais au fond, tous les domaines privés quelconques sont partout taillés dans les terres de l’État. La propriété de la terre et la domination sur les personnes sont de leur nature inséparables ; car il n’y a point de travail ni d’existence possibles sans la faculté d’habiter et d’agir quelque part ; comme il n’y a pas de liberté possible si cette faculté n’est pas garantie. Aussi bien ne trouvons-nous, en remontant à l’origine des domaines particuliers, que des concessions de l’État temporaires ou perpétuelles, à titre gratuit ou à titre onéreux, puis des usurpations faites sur l’État ou ses concessionnaires. Les familles entre lesquelles s’est trouvé partagé le territoire ont exercé l’autorité, soit individuellement, soit collectivement ; et quand, en suite du développement des villes et de l’industrie, le pouvoir politique a réellement cessé de leur appartenir, les titres de la propriété